Habituellement, je ne prends pas des gigs de partys, de corpos, des demandes de petit spectacle dans des endroits n'étant pas des vraies salles.
Parce qu'on se montre les seins et le cul, ça prend une distance avec le public, des loges que je puisse me changer, me retirer, quoi. Et aussi pour des questions de sécurité. Pas de tapochage, pas de contacts, j'ai toujours été claire là-dessus. C'est là qu'on voit la fine ligne du string de strass entre l'art fin de l'effeuillage burlesque et le striptease d'isoloirs, avec ses paluches malaxeuses de cul et les billets dans la craque.
Habituellement, je dis non aux gigs hors de ma ville parce que je veux être indépendante de mon arrivée et de mon départ, je veux me timer avec mes musiciens. On split le cachet, le gaz, la boisson, pis ça va bien.
Ça allait bien jusqu'ici.
Peut-être que c'est parce que j'avais besoin de cash, que l'hiver s'en venait plus frette pis plus long que d'habitude, peut-être que c'est parce que le téléphone sonnait pu beaucoup, ou de moins en moins, mais cette fois-là, j'ai fait et agi au contraire de mes principes.
***
- Dring !
- Allô ? que je m'enquiers.
- Bonjour, c'est vous la troupe qui fait des spectacles cochons ?
- Ça nous arrive.
- J'organise une soirée spéciale pour un ami. On fête son départ et on voudrait faire un petit spectacle en son honneur. Je cherche une performance particulière, quelque chose d'unique. De burlesque. Je vous choque pas en disant ça ?
L'homme a une voix graveleuse. Il semble âgé et frêle. Il s'arrête plusieurs fois pour rire lorsqu'il parle. C'est très agaçant.
- Non, ça ne me choque pas, répondis-je. Après tout, c'est très exactement cela qu'on fait.
- À la bonne heure ! Nous allons alors extrêmement bien nous entendre !
Il rit. Longtemps. Puis il s'étouffe, se tait, puis rit encore. Avais-je affaire à un fou ?
- Notre soirée aura lieu dans trois semaines. C'est à [REDACTED] , vous connaissez ?
- Oui, un peu, mentis-je.
- Nous comprenons que ça fait un peu loin de Québec, où vous êtes basés, alors je peux faire office de chauffeur pour aller vous cueillir et vous reconduire à la porte, après l'événement ! Si vous acceptez, évidemment !
- Bien en fait, nos musiciens ont déjà leur voiture, et les coûts de transport, nous les ajoutons à notre cachet.
- Voilà, nous y arrivons ! Voyez-vous, nous avons déjà une cohorte de musiciens, maison, si l'on veut, qui peuvent apprendre la partition de la musique choisie pour votre numéro. L'évènement aura lieu dans un manoir vieux de deux cent cinquante ans, mais tout rénové, n'ayez crainte !
- C'est que, avançais-je méfiante face à cet insensé survenant, je ne me produis pas sans mes musiciens. Aussi, ils m'aident à monter les décors, les accessoires. Du burlesque sans rien autour, ça fait cheap un peu et ce n'est pas l'image qu'on veut donner...
- Le décorum ! Le théâtre dans le théâtre, disait Shakespeare, dit-il avant de s'esclaffer, ému de son propre jeu d'esprit, qui était faux en passant, Shakespeare n'avait jamais dit ça. Ne vous inquiétez pas, poursuivit-il, nous avons vu vos vidéos et sommes en mesure de construire le décor dont vous aurez besoin.
- Il n'y a pas que ça, dis-je. C'est que si je suis seule performeuse, je ne peux vous offrir un spectacle de longue durée. Je, dis-je me renlignant la pensée, à combien de temps vous attendez-vous ?
- Comme vous le voudrez, très chère ! Quelques minutes, une heure, c'est vous qui décidez, car c'est vous qu'on veut !
J'avais affaire à un illuminé, un pervers, ou un assassin.
- Et quel est le cachet ? crachai-je pour aller au bout de la plaisanterie.
- Bien, quel est le cachet que votre troupe demande pour un spectacle hors les murs ?
Je réfléchis. J’aurais dit oui pour moins. Mais tant qu’à faire, comme on dit, j’ai dit.
- Mille dollars. Comptant.
- Soit ! Mille dollars pour vous très chère ! À quelle heure dois-je vous prendre ?
Et je donnai mon adresse à l'assassin fou.
***
Trois semaines s'écoulèrent pendant lesquelles je m’exerçai la voix et le corps à chanter et à danser sur Reine du strip-tease de Pauline Julien en ayant donné les indications à mon contact pour les musiciens de [REDACTED] . Pourquoi avais-je dit oui malgré mon appréhension tangible ? Pourquoi avais-je accepté d’aller dans un village comme celui que j’avais autrefois fuit par soif de lumières ? Parce qu'une dame très sage m'avait dit un jour de ne jamais refuser de l'ouvrage. Que la journée dans le show-business où vous dites non, on vous oublie. Et, devrais-je l'avouer, j'en avais peur de cette journée, de cet oubli. Et puis après tout, je serais grassement payée pour secouer du nichon que pour quelques minutes.
***
Le jour J arriva. J'étais fin prête et j'attendais l'homme du téléphone comme on attend la mort dans les mauvaises pièces. Il arriva dans une vieille voiture bourgogne aux bancs de velours. Une vraie vieille bagnole avec les cendriers dans les portières et du rutilant jauni.
- Embarquez, ma jolie star ! qu'il fluta sans arrêter le moteur.
J'ouvris la portière arrière pour y mettre mes bagages, soit mon costume de scène et mon maquillage. Et j'embarquai, siège passager, à côté de mon étrange conducteur.
- Voulez-vous une fraise ? m'offrit-il en me présentant un casseau rempli de baies bien mures. Ma femme les a cueillies ce matin même !
Il rigola de sa blague - puisque c’en était une, du fait que nous étions en hiver. Il appuya sur le gaz et malgré le froid dehors, il garda sa fenêtre ouverte pour y cracher les queues de ses fraises. Une fois mangées, ses lèvres prirent une teinte de rouge comme s'il eût été maquillé en dragqueen en fin de nuit. Je remarquai alors le personnage qu'il était.
- …Sur l’île de Gilligan, marmonnait-il.
Parfois ce n’était que des sons. Je le savais, qu’il chantait le thème des Joyeux Naufragés. Par moments, il me regardait comme pour que je me mette à le joindre en chanson. Il n’en serait pas question, je ne le connaissais pas après tout. Et je pensai aux innombrables minutes qui nous garderaient passagers, compagnons de route ensemble, prisonnière de son char, jusqu’à [REDACTED] . Estie, je voulais mourir.
- …Pour trois heures à peine ! clama-t-il, maintenant à pleine voix.
J’eus envie d’ouvrir la portière et de me laisser rouler sur le bord de la route pour éviter cela. Puis je pensai à la gig. Je me voyais, au moment de ma mort, dire que j’aurai travaillé jusqu’au bout, et partout, et pour tout. Une vétérante de l’entrecuisse.
***
C’était un homme petit, moins vieux que ce à quoi je me serais attendue par téléphone, mais somme toute possédé de cette espèce d'aura décalée de vieux garçon de campagne. Les yeux rieurs, à un éclat près de la démence. Il fit de l'humour pour me mettre à l'aise et je ris par mécanisme, afin d'assurer ma survie le plus longtemps possible, et aussi, pour étancher ma curiosité, plus forte et plus morbide qu'elle aurait dû l’être, pour mon bien.
Et, c'est une fois qu'il me sentit à l'aise que débutèrent les questions.
- C'est un beau quartier où vous vivez. Vous restez seule ?
- Non, j'ai une coloc.
- Oh, est-ce que vous avez un chum ?
- Non...
- Est-ce que vous êtes une lesbienne ?
- Non ? Et vous ?
- Haha, désolé ! Je suis un vil curieux de nature, j'aime connaître les gens ! N'y voyez pas de mal, je vous en prie.
- Ça va, ça va.
- Vous voulez des enfants ?
- Quoi ? Crisse, non.
- Est-ce que c'est parce que vous avez le sida ?
- Je n'ai pas le sida. Je n'ai pas d'ITS.
- Oh, alors, vous pouvez donner du sang ?
- Oui...
- Vous m'avez l'air d'aimer une bonne fête, prenez-vous des drogues ?
- Je, commençais-je.
À partir de ce moment, sans malice, je tenais à me défendre la réputation face aux questions, piquée dans mon orgueil, mon identité.
- J'ai déjà tâté de ci ou de ça, poursuivis-je, mais les drogues ne m'attirent pas. L'alcool comble en masse tous mes besoins, tous mes vides...
- Voilà ! s’exclama-t-il en frappant sur son volant une fois, puis deux, puis trois. Nous sommes faits pour nous entendre ! Ah ! Comme ce sera facile !
Il semblait heureux de ma réponse. Il poursuivit son questionnaire, mais je n'y sentais plus la vigueur du début de l'interrogatoire, comme pour se brouiller les pistes lui-même, ou les miennes, allez savoir. En vrac, il me demanda si ma chambre à coucher était en ordre. Quelle musique j'aimais. Si j’avais beaucoup d’amis. Si je sortais beaucoup. Quelles étaient mes habitudes d’achats. Ma façon de m’alimenter. Quelles avaient été mes études et revint encore avec l'idée des enfants, du groupe sanguin, de ma biologie, en somme.
Quel étrange monsieur. Dans quelle estie de galère je m'étais embarquée, que je me dis, en regardant les panneaux d'autoroute s'amoindrir et les conifères se multiplier.
***
Le manoir déchira le paysage des arbres couverts de neige et des blanches montagnes. [REDACTED] m’apparaissait comme je me l’étais imaginée : monstrueuse, inquiétante, vaste vortex de perdition. Une fois passé le grillage rouillé, une sinueuse colline au chemin enneigé nous amena jusqu’aux portes doubles, signe notable des allures anticipées de place de vieux riches, lions de marbre aux crocs élimés, haies de cèdres abandonnées, et colonnes de bois sculpté démodées. Même le dehors sentait le vieux livre et le tabac à pipe. À l’intérieur, on m’indiqua où je puis aller me changer, me préparer. Une grande chambre avec un unique lit, petit, et une vanité, suffisamment éclairée, où je pourrais faire mon maquillage de catin rémunérée.
- J’espère que le lit vous conviendra, très chère ! me dit le vieil inquiétant.
- Quoi ? Mais, vous aviez dit me reconduire après le spectacle ? m’exclamais-je.
- Oh, non ! Pas le soir, les routes seront bien trop mauvaises. Nous avons tout le nécessaire pour vous héberger en toute quiétude. Soyez certaine que nous veillerons à toutes vos attentions et respecterons votre intimité, hihi ! ricana-il.
Ça y était. On allait m’assassiner.
Non, on allait me dépecer, puis m’assassiner, loin de chez moi, seule, sans issue. Je voyais déjà les nouvelles :
« Une artiste municipalement célèbre est portée disparue, la police abandonne, une campagne de financement social en ligne pour la retrouver a jusqu’à maintenant amassé près de sept dollars ».
Cruel sort ! Pourquoi moi ? J’avais tant à dire, à faire encore, à montrer. Ah, si c’était à refaire, je ferais tout différemment, je me respecterais davantage, j’aurais appris à dire non, j’aurais fait des choses importantes, qui font réfléchir, pas que du brasse-totons dans des trous et sur les scènes les plus obscures, j’aurais…
Mais qu’aurais-je fait ?
Qu’est-ce que j’avais fait jusqu’ici de toute façon ?
Combien ma vie, mon œuvre, valait-elle ?
Il serait mieux de me laisser mourir après tout, réalisais-je. Pour éviter la honte. Disparaître. Je n’avais jamais été Gypsy Rose Lee, je n’étais pas Lili Saint-Cyr, je ne m’enlignais pas pour être Michèle Sandry, jamais, même si je continuais de singer du vaudeville à la commande comme ça encore cent ans. Quel gâchis, quel désastre.
Mon délire de mort aurait pu sombrer encore plus loin si le vieux n’aurait pas conclu son soliloque non-écouté en riant bien fort, me sortant enfin du cauchemar de bête scintillante à l'abattoir, en effleurant ma joue presque du revers de sa main, avant de quitter la pièce.
Me laissant seule à me préparer, à faire la Reine du striptease.
***
Les musiciens étaient affables, polis, et nous répétèrent deux fois, puis une fois de plus avec mon costume. Nous attendions ensuite les invités. La salle, un auditorium avec une jauge de près de cent personnes, se remplit d’une dizaine de places. Douze, très exactement, en incluant le conducteur et hôte de l’évènement. Ce serait tout. Une salle, même modeste en nombre de sièges, semble affreusement vide si elle n’est pas remplie à sa capacité. Pas de trace d’un invité d’honneur ou de quelque soulignement de départ. Sans cérémonie, une fois ses invités assis ainsi que lui-même, il leva les bras et dit simplement « Commencez ! ».
***
Je m’effectuai. Aux ronds de cymbales j’ondulais les hanches, au pétaradage de la caisse claire, je tressautais de la poitrine, au lésinage des violons j’arquais les reins et pointais la patte. J’imitais du mieux que je le pouvais, les inflexions de Pauline Julien :
« Ah ! Si j’étais, reine du striptease ! J’me creus’rais pas, la matière grise. J’me mettrais, nue comm’ un hareng ! Et j’aurais, beaucoup de talent !... »
***
Je finis, au bout de mon souffle et de mes muscles, presque nue, en une arabesque au sol. Le public resta de marbre. Après un moment, restée accroupie aux planches, à attendre naître les applaudissements, je me relevai, dans le plus grand des silences. Me retournai vers les musiciens qui demeuraient calmes, muets. Puis je regardai les douze personnages. J’attendis encore et fis un salut.
Silence.
Les visages gris, la bouche scellée, les yeux vides. « Merci ! » lançais-je, voulant marquer la fin de ma performance. Peut-être n’avaient-ils pas compris que c’était fini ? Aucune réaction. Pas un respire. Une dame replaça ses cheveux. Un homme cligna des yeux. On fixait le décor et j’y étais comme un poids à la fois gênant et invisible. Je saluai encore, et, quand je sentis les larmes de honte me couler le long des joues, je sortis de scène et me réfugiai dans la coulisse.
Le vieux vint me rejoindre.
- Bravo, très chère ! Merci pour votre grande performance ! dit-il, souriant.
- C’est une moquerie, câlice, mais que vouliez-vous ? que je rageai.
- Ma chère, m’expliqua t’il. C’était tout à fait ce à quoi nous nous attendions. Et nous vous en remercions ! Cependant, maintenant, nous aimerions rire un peu. C’est déjà bien que vous vous exerciez au chant, au mieux de vos compétences, mais nous aimerions vous entendre réciter quelques blagues pour bien terminer la soirée. Croyez-vous que vous pourriez faire cela ?
- Des blagues ? Mais je n’ai rien de préparé ! Je, je ne suis pas une humoriste, je fais du burlesque, viarge !
- Allons donc ! La définition même du mot burlesque vous donnerait tort, rétorqua t’il. Le burlesque, c’est pour faire rire, la farce, elle est dans tout. Je suis persuadé que vous vous en tirerez très bien. Revenez sur scène, je vous en prie.
Je ne sais pas si c’était pour l’empêcher de continuer de parler, avec sa terrible, mais terrible voix, ou si c’était l’orgueil d’avoir laissé un public éconduit, si peu nombreux pouvait-il être, mais je revins sur scène, armée de la volonté de mille danseuses nues.
***
Bon. Des blagues, maintenant. Les idées d’histoires s’évanouissaient dans mon esprit avant même d’atteindre ma bouche. Je restai là, hébétée, debout et seule, musiciens disparus, devant douze individus statiques. Les secondes m’assommaient comme des masses, les genoux me claquaient.
- Je, débutais-je avant de me racler la gorge pour mieux me taire.
- Faites-nous rire ! lança le vieux.
- …
J’entendais mon cœur battre à travers mes seins, y faisant trembler même les brillants collés sur ma peau. J’en tremblais jusqu’aux glitters, qu’on dit dans le métier.
- FAITES-NOUS RIRE ! répéta le vieux au bout de son haleine.
- Une fois c’est un… euh, non. Puis je me tus à nouveau.
- Récitez, bouffonne ! vociféra-t-il.
Mon cœur explosa trois fois, et par miracle, je parlai.
- Une fois c’est un gars, comprends-tu, commençais-je enfin. Et puis j’étais partie : Une fois c’est un gars qui rentre dans un diner, la waitress a vient le voir à lui demande ce qu’y veut. Il lui dit : « Miss, i want a coffee, not too hot, not too cold, just in the middle ». Fait que la waitress y amène le café à l’Anglais, pas trop chaud ni trop frette. Y lui dit pas merci ni rien. Après y lui dit : « Miss, miss, i want a sandwich au jambon, not sliced on the left, not sliced on the right, just in the middle ». Là, la waitress, ben dans le jus comprends-tu, à se démène pis à y amène sa sandwich tranchée dans le milieu, pas à gauche ni à droite. L’Anglais dit pas merci ni rien, pis y part en y laissant un sou de tip. Un sou ! La waitress, à te le pogne l’Anglais, pis à y dit : « Mister, votre cenne, là, vous pouvez vous la mettre, pas dans fesse gauche, pas dans fesse droite, just in the middle ! ».
J’attendis les réactions.
Le craquement des sièges.
Puis, soudain, le rire fusa.
Celui de la dame aux cheveux replacés qui s’esclaffa, l’homme aux yeux clignés la suivit. Puis, les douze, dont le vieux, se mirent à rire en chœur dans un crescendo, une clameur de joie, hilare. Hystérique. L’ovation qui se levait. Une minute passa, on applaudissait encore, on s’enlevait les lunettes pour s’essuyer les larmes de rire, on s’étouffait dans les cascades de rigolage, on se tapait sur les cuisses à s’en faire des bleus. Des grognements, ronflements, hennissements, une orgie bourdonnante emplissait le théâtre. Après la troisième minute, ça ne s’estompait pas. Je commençai à m’inquiéter devant ce jury d’hyènes hurlantes. Une dame se mit à saigner du nez. Lorsqu’on se tourna vers elle, les autres se mirent à rire encore plus. Ces vieux riaient, ventre tremblant, à s’en révulser les yeux, à s’en renverser la gueule, à en baver par filets. Les veines apparaissaient, bleues, puissantes, sur leur front, sur leur gorge. Un autre saignait des oreilles, les autres, en délire, sautaient et trépignaient d’hilarité. Un autre vomit, et se releva la tête pour rire encore, la bouche souillée de sa propre bile. Ça ronronnait, ça hoquetait. C’était interminable. Puis, quand tous se mirent, à chacun leur tour, à saigner de la bouche, et s’étouffer définitivement, je figeai de peur.
Les douze moururent. Un à un. Puis le vieux, en dernier, me dit, coulisse salivée de sang pourpre lui traversant la gueule avant de s’éteindre :
- Merci. Ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas bidonnés comme ça.
Effrayée devant l’horreur grotesque des cadavres morts d’humour, je voulu retourner à ma chambre et crisser mon camp au plus vite. Perdue, j’ouvris toutes les portes sur mon passage et découvris, épouvantée, une multitude d’outils de torture, d’armes et de flacons remplis de sang, de bocaux avec des membres humains conservés dans ce qui semblait être du formol. Des formules étranges écrites sur des tableaux, des balances, des béchers, des coupures de journaux sur des spectacles de Québec, des masques de théâtre. Des lits où semblaient avoir été séquestrées des victimes. Des marques au mur d’excréments séchés indiquant des séjours interminables des captifs. Sur une étagère, des bocaux contenaient des têtes où je reconnus des comédiens, des comédiennes, des improvisateurs, des danseurs, des danseuses, artistes performeurs de Québec qu’on croyait disparus, oubliés de congé de maternité, en désintox, ou qu’ils avaient abandonné et qui s’étaient trouvé une vraie job. Des mots, hachurés, apparaissaient sur les tableaux. On avait écrit puis rayé les termes « Absurde », puis « Humour à sketch », « Mime », « Ventriloquie », « Cirque », « Improvisation », aussi « Slam », « Théâtre », « Danse interprétative », « Stand up ».
De cette liste, ne restait plus que « Burlesque » qui n’avait pas été barré.
Je compris, frissonnante, le sort définitif qui m’eut été réservé si je n’avais pas, avec ma fatale joke de cenne au cul, réussi à les faire se marrer. À mort.