top of page
Photo du rédacteurCristina Moscini

La Défricheuse

Dernière mise à jour : 23 mai


[Je suis retombée sur un recueil rédigé lors de ma première résidence d'écriture à Saint-Élie-de-Caxton en Mauricie, en 2015. À l'époque, je dirigeais une troupe de burlesque à Québec et c'est un peu par accident que j'avais découvert le village, et que mon inclinaison littéraire m'y a ramené très rapidement. En une semaine, j'avais pondu un récit (conte ou nouvelle) par jour, en bashant joyeusement tous les lieux et individus qui m'y avaient été présenté ce jour-là. Ce récit-ci (ré-sissi, comme dirait l'impératrice) est celui du Jour 4, soit le 27 juillet d'il y a cinq ans. La défricheuse existe toujours. Et tout est vrai à part les boutes inventés. When in Caxtome...]


Un des multiples points en commun entre Saint-Élie-de-Caxton et Reykjavik en Islande est la durée du jour. Au Caxton, il fait clair même la nuit. Et, c'est quand je te dis qu'on s'est rendu chez la Défricheuse en pleine nuit, il faut que tu te le figure qu'il faisait clair. J'étais la seule de mon genre à suivre ce troupeau de gars, tous chassés de leur chaumière pour s'en aller à leur tonte ponctuelle. Sur le chemin du trajet, on sentait dans le truck la nervosité musclée des mâles, qui doit être semblable à celle du voyage de pêche ou de chasse, ou de la classe verte pour s'en aller à quelque club de danseuses à Dolbeau. Le but du voyage était tout de même d'aller se faire taponner la fourrure là où le soleil brille moins; sous les bras.


On me parlait de la Défricheuse comme une gitane, qui de ses mains et lames façonnaient les hommes sauvages en garçons du monde, à la fois mère, matrone et chimère. Il devait être autour de minuit quand nous arrivèrent au lieu recherché, au milieu d'une forêt aux allures de cirque déserté. On voyait encore dans la cour une trampoline, des instruments, des jouets, et des traces de ce qui semblait avoir été un jardin botanique, avec une (1) betterave. La Défricheuse nous accueilli, à demi-nue et arborant des tatouages qui pouvaient soit la relier à son appartenance à une tribu distincte, soit indiquer son passage en prison. Dès notre accueil, elle nous déballa ses multiples facettes, puisque plus que la tondeuse du village, elle tapinaillait aussi dans l'adoption, et la fréquentation de traumatisés cérébraux. Je n'ai pas le choix d'italiquer ces termes car c'est ainsi qu'elle parlait, et c'est quand elle ajouta qu'elle était également sexologue qu'elle agita ses doigts pour signifier des guillemets.


Et c'est là que je remarquai ses mains.


Telle une Woulverine aux mains d'argent, ses doigts étaient en fait de longues tiges d'acier affûtées, nées entre ses jointures écornées, et lui faisant des paluches coupantes en diable. Une créature mi-humaine, mi-machine, qui devait faire de sa condition une vocation.

Comme disait, philosophe, Fred Pellerin : "Quand la vie te donne des étrons, tu fais de l'étronade !"

Alors la Défricheuse accueillait les poilus comme une tenancière soulage les bourses trop pleines, et dans une danse articulée de ses phalanges, elle débroussaillait les dessours de bras des touffus estivaux. Les Hommes sont des bêtes et la Défricheuse ne le savait que trop bien, elle-même un quart louve de son propre aveu. Le commerce du poil semblait lui apporter un certain confort, mais, quelque chose chez elle, dans sa tendresse de tigresse, suggérait qu'elle le faisait surtout par amour de sa communauté. Comme une Gilles Kègle de l'aisselle, si vous voulez.


J'étais là, en invitée mais aussi en témoin, du rituel que ces villageois répétaient, à chaque été, dans cette même cour. Les hommes affluaient en cette nuit diurne de juillet, au total entre quatre et quarante-six monsieurs sont venus s'enlever le gilet chez la Défricheuse, et je les ai tous regardés. J'en garde un souvenir entre le traumatisme et le rêve humide. Elle taillait de tout, la Défricheuse. Par politesse d'hôtesse, elle m'offrit de me tailler la petite haie, mais, hélas, telle l'absence de pousse de tourbe sur une autoroute, j'avais déjà l'entre-nous urbanisé. Un à un, les hommes en bedaine se comparaient la toison; l'un presque blond et abondant de fils d'or pileux comme une barbe de viking, l'autre frisé foncé comme un juif orthodoxe à boudins, l'autre fourni juste d'un bord et sur le large, et l'autre, étroit taillé naturel comme une couture et presque roux. Les hommes aux poils incomparables bandaient les muscles des bras et ceux du torse dans le but d'impressionner la Défricheuse pendant leur tour de tonte, et ne s'empêchaient pas une seconde, croyez-moi, de se rincer les yeux sur le pelage de leurs confrères de toilettage à coups de grognements d'appréciation. La Défricheuse, avec calme et précision poursuivait son ballet de doigts métalliques, et les poils revolaient dans l'air, comme du pollen à pissenlit, envolés légers dans leur danse en l'air avant d'aller ensemencer son terrain de gazon et faire pousser, on le devinera, un arbre à hommes. C'est de même que ça pousse, me confierait-elle plus tard sur le side, en tétant le goulot de sa huitième bière tout en gardant le contact visuel serré avec ses tondus. Curieusement, une fois taillés, les hommes ne remettaient pas leur gilet. Encore une fois, une sorte de rite de vestiaire de hockey qui m'échappait.


La nuit avançait, on se laissait porter à la confidence. Si tous les pénis de la Terre n'étaient qu'une seule et même personne humaine, les oreilles ont dû lui chauffer en tabarnaque de crisse cette nuit là, car on a parlé de bizoune sur un moyen temps. Ainsi, je découvrais où les femmes envoyaient leurs sauvages de maris, quand le rural leur retroussait jusque sous le bras, pour les faire domestiquer par une créature en-dehors des lois humaines, une femme parmi les bêtes, et bête parmi les femmes. La Défricheuse était et sera, pour moi, comme une déité et une martyre à la fois; immortelle et bonne, usant de son pouvoir avec douceur, jouant de ses armes pour le Bien, et vouée à sa condition, victime de son coup de ciseaux, aussi généreux et lacéré-guerri par endroits, que devait l'être son coeur.

FIN.


Illustration Portrait with scissors and nightclub, David Salle.

73 vues

Posts récents

Voir tout

Le trou

Post: Blog2_Post
bottom of page