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Photo du rédacteurCristina Moscini

Fille de bar


Il y a de ces expressions qui se perdent au fil du temps et des coutumes, des noms que l'on attribue hélas aux relents sous-jacents de sexisme, l'un qui me revient en tête est fille de bar.


Non loin de femme de la nuit, ou fille facile, fille de bar est un terme pour désigner une jeune femme fréquentant les débits de boisson. Une fille qui se tient au comptoir, qui connaît les deals, le staff, les endroits chauds dans le quartier, une fille, probablement, qui a fait le tour du bloc - voulant dire qu'elle a déjà fourré quelques preux, une femme moderne, bref - signifiant une gueuse sachant sans l'ombre d'un doute bien dardé, dérouler un Trojan avec sa bouche et sans les dents. La connatation est majoritairement négative - quoique jamais dans mon coeur, et c'est l'opprobre moral qui est suggéré, quand une femme se tient là où elle n'est pas supposée s'amuser démuselée.


On m'a déjà qualifié de tous ces noms-là, quand c'était pas moi-même qui les utilisais pour me décrire. La fille de bar est un uniforme que j'ai porté le plus tôt possible dès l'adolescence avec fausses cartes et maquillage augmenté, et un uniforme que j'ai raccroché à mes trente-trois ans sonnés.

Quand c'était pas moi la fille de bar, c'était une autre, plus âgée, plus avisée, plus savante des trucs, des manies et précautions à avoir dans un monde où l'on doit surveiller son verre et apprendre à s'étourdir en gardant un fil de vision dans chaque paupière née femme. J'apprenais en l'observant comme mon modèle de conduite. Sa façon d'allumer une cigarette en même temps que tous les gars de la tablée, la manière dont elle commandait ses boissons, incitant les autres à fêter encore, plus fort, plus longtemps, plus vivement. La fille de bar était parfois la barmaid, sachant quels clients allaient flamber une beurrée en flippant leur trente-sous pour des shots, quelles clientes filles ça valait la peine d'avancer un autre drink car elles attireraient les courtisans alentour et faire monter les bills des autres, quelles clientes avaient besoin de protection quand un matou ou un pas fiable s'approchait trop. Une science, je vous dis, de savoir, de connaître cette danse des salons, qui ne change ses codes malgré le code régional, la décennie, l'acabit.


Ces cocktails énumérés dans S'aimer ben paquetée (p. 22), c'était au Bar Saint-Angèle qu'ils ont souvent été avalés, une des premières places où j'ai tenté de devenir une habituée. Dévisagée avec raison par le barman qui voyait très clair en moi cette jeune idiote à peine en âge qui flambait son cash en drinks et pintes, je revenais, soir après soir, affublée d'un beau du jour qui mécènerait ma soif en sous en échange que j'étanche sa sienne d'une maigre gorgée qui ne me dépayserait point rendu là le palais, buzzé déjà de toutes les liqueurs accumulant très peu, grâce à moi, de poussière sur l'étagère.


Un bar où tout le monde connaît votre nom, c'était là le slogan de l'émission Cheers. Moi je visais à ce qu'on connaisse le mien ou sinon ma commande, peu importe le bar dans lequel j'entrerais m'échouer. Mon propre paternel se refusait l'étiquette d'Alcoolique Anonyme : Je suis, rétorquait-il en roulant ses r comme on le fait dans le pays du sangiovese, un alcoolique très célèbre ! Et nous y voilà donc, à cette quête d'immortalité, ironiquement recherchée dans la fuite par l'alcool et son trémens qui pourtant, nous fait sombrer dans l'obscurité et l'autodestruction, fatale si on ne fait pas attention.


Je revois cette fille de bar que j'étais, au rire tonique, à la brassière étirée, à la botte de cowboy qui prenait l'eau comme la bière renversée et la crinière épaisse pour couvrir ses oreilles de secrets tristes de réalité camouflée, et je me dis qu'on a eu ben du fun, pour le temps que ça a duré. Être une fille seule au bar, c'est parfois se faire prendre pour une escorte - mais pensez au mot moins fancy, une fugueuse, une femme de mauvaise vie - leurs mots pas les miens, mais aussi, une libérée. Quand vous traitez quelqu'une de déchainée, n'est-ce pas donc quelqu'une qui s'est délesté, de ces chaînes proverbiées, tsé ?


L'alcool m'a sauvegardé en vie et la sobriété m'a sauvé la vie. C'est gros à admettre, que la boisson et les bars m'ont aidé d'une certaine façon, à une époque où je n'avais rien d'autre à quérir dans mon coeur comme maison. Mais avant d'avoir la force de la guérison après des années à brosser, quand le fil du temps m'était alors trop souffrant, cette grande fête factice, qui est ouverte à tous à chaque jour du calendrier une fois les frigos à bière débarrés, c'est un carnaval des limbes auquel j'ai longtemps pris grippe pour m'accrocher. Et si vous y êtes encore là, toute pognée, moi je suis là pour dire, que c'est encore plus doux de l'autre côté.


Si vous aimez me lire pour gratuit, vous allez adorer me lire pour seize dollars. Mon livre est en vente en librairie et en ligne à 15,95$.


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