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  • Photo du rédacteurCristina Moscini

La comedia des étriers

Dernière mise à jour : 17 juin 2020




Comme une femme Nord-Américaine sur deux, j'ai vécu un avortement dans ma vie. Peu le savent. Deux, ou trois amis au cours de la décennie-plus-plus à qui j'ai confié cette interruption volontaire de grossesse. Si chaque femme a le droit de faire ce qu'elle veut de son corps, chaque femme est différente quant à quoi dire, comment le dire ou même, dire ou pas dire, finalement. Je n'y pense pas fréquemment, car ce ne fut pas une décision déchirante pour moi : il a toujours été clair que je ne voulais pas d'enfant, et cette erreur de parcours ne devait pas faire de dommages collatéraux. J'y pense, à l'avortement en général, ces temps-ci, en période de confinement. Alors qu'on ne peut vraiment sortir de chez soi. Je pense aux femmes qui n'ont pas le choix. Par pression du conjoint, par agression, par législation en faveur qu'elles fassent grandir l'éjaculât de quelqu'un en-dedans d'elles tout dépendant l'état américain dans lequel elles se trouvent. Par punition octroyée par certains gouvernements réservée aux médecins qui les libéreraient de cette bombe qui leur pousse au ventre. Par accès aux cliniques qui sont amoindris intentionnellement par des gouvernements arides d'humanité.


Je réfléchis aux femmes qui doivent faire face à cette étape guère plaisante en ces temps tellement étranges. On ne nous apprend pas à dealer avec un avortement. Je ne sais pas comment les jeunes filles et jeunes femmes sont maintenant épaulées dans cette épreuve, par le corps médical, le corps soignant. Mon feeling est que ça ne s'est pas amélioré, si je me fie aux coupures obscènes qui sont faites en santé. Il y a longtemps que le gouvernement se fiche d'avoir autant de sang sur les mains, no pun intended. À mon avis, c'est sûrement pire aujourd'hui.


Retour dans le temps. Je suis étudiante. Mes bottes de cowboy ont un trou au talon qui prend l'eau et je les porte hiver comme été. Une Lisa LeBlanc avant le temps. Je dois quêter un trente-sous pour appeler pour prendre rendez-vous à la clinique. C'était avant qu'on ait tous un téléphone intelligent au fond de la poche ou de la sacoche. On me donne un vingt-cinq cennes. Je suis dans un portique de commerce qui donne la vue sur un Subway déserté. J'ai beau avoir le coeur torché comme une feuille de bouleau dans une flaque de pisse, l'artiste-sandwich dans mon rayon de vision a l'air de passer une journée pire que la mienne. On répond enfin. Non, on répond par le nom-de-la-clinique-suivi-d'un-moment-sivouplaplaît-clic. Musique d'attente. Mon pied droit fait un bruit de slush quand je tape du pied. Je n'ai pas ma marde ensemble comme disent les Anglais (NDLR : "to have our shit together"). J'ai les cheveux mêlés et pas trente-sous en mon nom. La preuve; j'ai dû quêter. Musique d'attente en changement de toune. "When i was young, i never needed anyone. And making love was just for fun, those days are gone". Et, Eric Carmen hurle dans la radio son célèbre "Allll byyyyyy myyyyself" de Rock-Détente. Ça ne s'invente pas.


Dans le film Stranger than fiction (sur Netflix, gratis), le personage de Will Ferrell se retrouve prisonnier d'une narrative qu'une auteure omnisciente semble écrire pour sa vie au fur et à mesure. Tâchant de deviner la cause ou la fatalité qui lui est réservée, le professeur de littérature (Richard Dreyfuss, crédible) propose à Ferrell de cocher dans "Comédie" ou "Tragédie" les événements qui lui arrivent. Qu'est-ce qui différencie la comédie de la tragédie ? Les plus grands comiques disent Comedy = Tragedy + time. Mais s'il en était autrement ? Est-ce possible de vivre une tragédie et qu'elle se transforme en comédie au moment même de l'action ? Est-ce qu'une couche de pathétique par-dessus les difficultés peut résulter en une toute autre façon d'accueillir les drames ? Une pau' p'tite fille un peu mêlée attend en ligne pour céduler son avortement et on lui fait écouter All by myself au complet. C'est d'une ironie digne de l'âge d'or des Simpsons (autour de la saison 3, quand Homer va à l'asile avec Michael Jackson).


Et ce n'est pas tout. Une fois le jour arrivé, on m'installe dans une chambre pré-opératoire en compagnie d'une autre patiente qui doit elle aussi enfiler la jaquette d'hôpital et ces espèces de bas de tissu rêche mi-mollet pas de trou (ça fait changement des bottes, me laisseront-ils les garder ? Spoiler : non), en attendant qu'on vienne tour à tour nous chercher. C'est un jour de semaine qui n'a rien de spécial. Je suis nerveuse de me faire enlever cet embryon que je n'ai pas voulu. Quand on est jeune, ah ! On est tellement candide quand on est jeune, qu'on y croit à cette phrase "Je vais me retirer avant !" Ah, jeunes femmes, jeunes filles... N'ayez pas confiance. Écoutez votre tête. Car, c'est vous qui serez prise avec toutes les responsabilités déplaisantes. Imposez-vous davantage. C'est vos conditions ou rien du tout. Il est injuste, je le sais, de mettre la responsabilité sur le dos des jeunes femmes sur le dos (lol, jeu de mots), mais en attendant une réforme de l'éducation sexuelle dans les écoles, il est bon d'éviter toutes les giclées qu'on peut. Enfin, me voilà donc dans une chambre avec ma compagnonne inconnue qui capote plus que moi. Elle capote en anglais en plus. L'infirmière n'est pas bilingue. L'infirmière me demande de traduire en anglais sur le fly les procédures à l'autre jeune fille. Well, you put on the socks and the robe, and they will come cherche you when it's your tour, que je lui baragouine de mon mieux. Ça semble la calmer un peu. Pas mon anglais, mais qu'elle ait au moins une personne dans l'hôpital pour traduire si y a de quoi. Je me recouche. La musique d'attente joue Greensleeves. Je fixe les tuiles du plafond en me rappelant que j'avais appris les notes par coeur de cette chanson à la flûte à bec à l'école. Ça ne s'invente pas.


Ensuite, c'est mon tour. Le personnel soignant est d'un calme et d'un professionnalisme qui m'apaise. C'est nerveusement que je place mes pattes aux bas neufs dans les étriers glacés. C'est tout nouveau. D'un coup ça ne marche pas. D'un coup ça sort comme un alien et que ça attaque tout le monde. D'un coup ça ne veut pas partir. D'un coup qu'ils me moffent et que je me saigne les entrailles à mort. Peu importe l'état initial, je crois que chaque femme qui est passé par là, peu importe son âge, son statut social, je crois qu'on a partagé toutes les mêmes craintes. Peut-être pas autant imagé, avec les monstres de cinéma et tout, j'en conviens. Mais ça, c'est moi. Comédie.


Et puis, ça se passe bien. On me fait rencontrer une psychologue dans les minutes qui suivent. Souriante, les heures supplémentaires se lisent dans les pages minces sous ses yeux et dans la souplesse de son sourire. Elle me fait parler. De comment ça va. Je gonfle un peu mes statistiques. Pour pas paraître misérable, tsé. Elle me prend au mot. Bon, t'as l'air bien, t'es faite forte, tu peux repartir chez toi ! T'as quelqu'un pour te ramener ? "Oui", que je mentis.


Et je repars chez nous avec une serviette sanitaire de l'épaisseur d'une couche pour enfant qui me donne l'exacte croupe de Donald Duck alors que je dois rester debout dans une autobus pleine.


Comédie, que je vous dis.











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