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  • Photo du rédacteurCristina Moscini

Le trou

 

Où les bretelles de l’autoroute Dufferin près de la Place d’Youville, il y a un spot à moitié découvert qui fut laissé tel quel entre deux constructions au début des années 2000. Là où la route d’avant s’évanouissait, une empreinte bétonnée en forme de haut rectangle creuse d’une vingtaine de pieds, à peine dissimulée par les arbres et buissons, et ornée de graffitis délavés qu’on appelle Le Trou. 

 

C’est là, quand j’avais treize ans, qu’on allait boire et fumer.

 

Pas tout le temps, parfois, on restait à même notre périmètre beauportois, on s’en tenait au pavé de l’église et au-devant de la cour d’école primaire. J’avais même fait la remarque un moment donné, alors que le joint circulait entre les plus vieux - nos doyens qui frôlaient au plus dix-sept ans - que c’était particulier qu’on s’amasse qu'à ces deux lieux de culte et d’éducation pour se droguer et se corrompre. Comme une contestation régressive, une rébellion bêtement nostalgique des récentes répressions connues dûes à l’enfance pas si lointaine, ou à la religion, habile maison du « pas l’droit de ». Je paraphrase ici, mais à l’époque non plus j’ai pas trouvé grands adeptes de ma petite réflexion. Le joint a continué de se promener dans le cercle, et j’ai aspiré à mon tour jusqu’à en tousser creux.

 

Quand on prenait la peine de sortir de nos terrains connus, c’était pour aller en ville, avec la bus 800, la seule qui passait aux quinze minutes à l’époque. Si on finissait toujours dans ces soirées par être les mêmes grappes d’une quinzaine ou vingtaine de jeunes du quartier, on croisait d'abord au moins deux ou trois autres au terminus qui se rendaient à la même place, et même si on n’était pas proches, on se groupait ensemble, en attendant la prochaine bus, partageant clopes, gommes, pastilles, lipsyl, écouteurs.

 

Attendre la bus n’était jamais long, sauf l’hiver, où notre uniforme d’ado nous interdisait de porter une tuque, des mitaines ou des bottes chaudes. Comble de la cruauté météorologique, cet automne-là, le frette était arrivé en même temps que les jeans taille basse, et les vestes courtes. La chair de poule sur les flancs, je regardais autour de moi les fiers résidents permanents du Centre hospitalier Robert-Giffard déambuler, avec ses quelques célèbres personnages comme César et ses histoires rocambolesques, et d’autres un peu moins fiables, dont l’odeur d’urine collante et de gosses sales n’embaumait pas assez pour cacher celle mixée du tabac et de robine sur leurs vêtements. La proximité de l’asile et l’affluence de jeunes coloraient la faune du terminus comme un visage couvert à la fois d’acné juvénile et de gales séchées.

 

J’avais déjà les pieds mouillés d’avoir marché dans l’eau pour me rendre et le bas de mes jeans commençait à solidifier par la fraîcheur de ce soir abruptement tombé...


Deux plus vieilles – quinze ans - s’obstinent sur la toune qu’elles écoutent, I’m Real; l’une dit que c’est Jennifer Lopez, l’autre que c’est Ashanti. L’avenir démontrerait qu’elles avaient toutes les deux raisons. Mais ce soir-là, c’est un fort débat qui a lieu, il resterait encore deux ans avant que la robe décolletée de cette même JLo donne naissance à Google Images, et quelques autres années encore avant qu’on puisse avoir réponse immédiate et définitive au bout des doigts pour tout factoïde de culture populaire.

 

Je suis exclue de la conversation comme la plupart des grands débats. Même si on appartient à la même grande gang, on opère un peu sous forme de rangs, et mon âge, treize ans, ne m’octroie pas l’autorité décisionnelle sur la vibe à choisir des soirées. Ceux de mon âge qui sont occasionnellement sollicités lors de la prise de décisions sont ceux qui ont de l’argent (de poche) ou des parents soit riches ou absents chez qui on peut se rassembler dans le sous-sol à autres instances.


Je ne me souviens même pas par qui j’ai pu intégrer ce cercle-là. Je pense que c’est plutôt la proximité résidentielle qui nous unissait à défaut d’avoir matière en commun. Le vent est frette. Ma mèche de cheveux lichée vole et se fige dans mon gloss au melon d’eau. Le Bonne Bell à bille. C’est une marque pour filles et pas pour femmes, mais comme je ne le mentionne pas, ça paraît pas, que je me dis.

 


Je pense que j’ai toujours fait de la dissociation, que mon esprit s’est formé en faisant ça, pour me sentir plus chez moi quand j’étais dans un contexte étranger. On appelait ça être dans la lune. J’étais là souvent.

Dans ces moments de dissociation, pourtant, je pouvais faire une hyperfixation sur une sensation, une vue sur un paysage, une personne dans la rue à ce moment-là, la basse qui vrombissait hors les fenêtres d’un char qui passait, le genre de visage déformé que je pouvais voir en louchant des yeux dans le motif du trottoir à mes pieds.


J’ai vu une femme passer.

 

Elle sortait du Couche-Tard, le dépanneur en face du terminus d’autobus. Deux sacs en plastique mince où je pouvais voir au moins quatre boîtes de Kraft Dinner, des chips, de la liqueur brune. Ses bras minces sans manteau pouvaient indiquer que la commission faite à pied était si proche de chez elle qu’elle ne nécessitait pas de s’habiller plus chaudement. Son visage. La trentaine ? Les adultes ont vaguement tous le même âge. Elle ne semble pas vieille, des cheveux ondulés, aux épaules, pas coiffés, des yeux cernés, sombres. Et quatre boîtes de Kraft Dinner. L’influence de mon père italien a eu un tel effet que chez nous, même avec des parents séparés, on mangeait que des bonnes pâtes, et hélas pas, de la scrap qu'ils appelaient, en boîtes de carton avec de la poudrasse orange comme sauce.


Évidemment, comme toute enfant privée de quelque chose, le Kraft Dinner était donc pour moi une lubie que je visais d’atteindre quand un jour, je serais en appartement et que je pourrais acheter ce que je voudrais à l’épicerie. Il me restait encore vingt ans avant de tragiquement devenir intolérante au gluten. Ars longa, pasta brevis. Cueillez dès aujourd’hui, les macaroni de la vie...

 

Je suis soudain envieuse de la femme aux sacs.


Le soir s’enligne pour devenir nuit, il fera de plus en plus froid. Je sais qu’une fois la bus arriver, il nous faudra vingt minutes de trajet, cinq minutes de marche qui comprendront grimper une rambarde de ciment, descendre une colline de terre, enjamber les campements des héroïnomanes et punks plutôt calmes qu’on utilise leur spot pourtant, pour hebdomadairement aller se soûler juste à côté. Je sais que j’aurai froid toute la veillée, qu’il me faudra quêter des gloues et de poffes à tout le monde ou des shut guns comme je n’ai pas une cenne sur moé. Je sais que je serai témoin de conversations que je ne comprendrai pas, de chicanes où je n’interviendrai pas, de séductions qui ne me concernent pas. Je suis là, à treize ans, comme une figurante, une extra, sans réplique ni parole ou numéro UDA.


Pour maquiller le fond, pour échapper ce qui tombe, pour aspirer la boucane des poffes du voisin, et partager la boisson des filles qui boivent moins.


La femme aux sacs, n’a rien à vivre de ça. La femme aux sacs s’enligne chez elle, un vendredi soir, sans rendre de compte à personne. La pression de sortir, de fêter, de veiller, j’ai l’impression que c’était pire quand on ne pouvait pas livestreamer ou scroller sur son cell voir tout ce que les autres faisaient et où et avec qui ils célébraient. Fallait se montrer le bout du nez pour savoir, pour être là.

 

La bus arrive. La madame est déjà loin. Ça prendrait une pandémie pas prévue avant longtemps, avant que je me découvre une nature casanière. Mais reste que je suis envieuse de celle qui s’en retourne chez elle, sans l’aventure maigre de sens dans laquelle je me lançerais sans relâche, parce que c’est tout ce que je connaissais comme avenue possible.

 

Je m’assois le dos courbé, face au cul de la bus, pour voir le trajet à reculons, de la Canardière à la rue St-Jean.

 

Le fond de la bus sent le weed, un gars soulève l’hilarité générale de ses chums quand en voulant dissimuler son bowl fumant dans l’une des poche de ses jeans au-fond-de-culotte-à-terre, il brûle le tissu et doit se lever comme une flèche, dévoilant la courbe de son cul en boxers Yves Martin avec la ceinture s’accrochant à hauteur de couilles pour donner l’allure parfaite du jeune gangster de banlieue, en vogue à l’aube du nouveau millénaire. Le chauffeur ne s’arrête pas, le bal ne fait que commencer pour ce circuit qui ne se terminera qu’avec le trajet du retour, incidemment appelé, la bus couche-tard.

 

Rapidement, on arrive à la Côte d’Abraham, on passe la friperie La Chienne à Jacques et ses fenêtres bariolées de couleurs vives, puis le Échologik, où j’irais moins d’un an plus tard acheter des grilles pour mon bowl, et des beedis – ma phase patchouli n’attendrait qu’à peine un printemps de plus avant de naître et mourir aussi vivement.


On débarque ici, comme la moitié de la bus qui se divisera en deux masses : l’une pour aller à gauche dans le Vieux-Québec où il reste à ce moment-là des commerces de quartier encore non-gentrifiés, et l’autre à droite dans le quartier St-Jean-Baptiste où les adultes cools qui travaillent en arts ou en culture demeurent. Il restait encore cinq ans avant que j’emménage sur rue Richelieu. Nous, c'est par en bas qu'on va.

 

Comme les fois d’avant, on escalade la rambarde de ciment, on descend la colline de terre, on passe devant deux, trois personnes utilisatrices de drogue qui se fichent de notre présence tant qu’elle ne soit pas policière, et puis les voix jeunes, les rires, et le boom box appellent la fête à quelques pieds devant nous.

 

Le trou attire de par son emplacement à la fois caché et si vulnérablement à découvert pour les automobilistes des bretelles d’autoroute voisines. C’est comme un défaut urbain dont on profite.   


Quelqu’un m’offre une Budweiser, ou plutôt l’insère dans les ganses intriquées du dos de mon nouveau manteau de suède à col de fausse fourrure. À la fois d’inspiration années ’70 et hiver nordique. On prend même une photo de kodak jetable de cette bière qui a l’air de tenir dans mon dos comme par magie. Je m’en empare ensuite pour la boire comme si on allait me l’enlever des mains.

 

Mais bientôt, je m’ennuie.

 

La soirée se passe exactement comme j’aurais pu le prévoir. Les deux chicks de quinze ans boudent de l’ignorance du futur chum de l’une, les gars font des tricks en skateboard, d’autres apprennent à faire des poignées de main stylées. On fume, certains plus fortunés font du buvard, un autre cherche des mushs, un autre à amené sa torche à blaster et un rond se forme autour de lui, à la fois tous épatés de ferblanterie et de plombs résinés. Je n’arrive pas à m’intégrer.

 

Certains soirs, je suis plus chanceuse. On parle de sujets que je connais et j’arrive à ajouter à l’écho des paroles échangées, ou on s’intéresse à moi, même si ça implique que je doive manœuvrer pour échapper au sort réservé à celles ayant ce qu’on appelle la précocité. Certains soirs on rigole plus fort parce qu’il y a plus de substances à partager, et avec l’expérience, pour augmenter les échos de ces rires organiques comme fabriqués j’apprendrai qu’il me faudra pas mal quelques unes de plus de gorgées.

 

Devant moi, ce gouffre rectangulaire où la lumière des lampadaires vient mourir.


J’essaie de lire les graffitis, pro amour et anarchie, anti police et bourgeoisie. Entourée de mineurs en quête de palpitations, je commence à penser qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez moi, que je n’arrive pas à m’amuser si je ne me suis pas étourdie.


La boisson est un visage que j’apprendrais à porter pendant près de vingt ans de sorties.

 

Un soir de printemps en 2020, je m’autoriserais enfin à devenir la madame aux sacs du terminus. Si le self-care ne passe pas obligatoirement par quatre boîtes de Kraft Dinner, j’allais découvrir que commencer à s’écouter c’est le début d’une liberté qui ne s’efface pas dans le ciment et l’asphalte de la fin d’une autoroute déniaisée.

 

Ça fait quatre ans que j’ai arrêté de consommer, je suis maintenant une trentenaire qui n’a plus la hantise des vendredis et du sortir obligé, qui est heureuse qu’il soit tôt quand je veux rentrer, et je me donne enfin le droit de porter du linge chaud quand j'ai envie de me promener. 


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Mon livre, S'aimer ben paquetée, relatant mon cheminement de l'alcoolisme à la sobriété a été publié l'automne dernier et est disponible en librairie.

Mes textes sur l'alcoolisme sont tous disponibles sur ce blogue dans l'onglet Boisson.


Et la nouvelle pièce de théâtre que j'ai écrite, La fameuse Femme-Québec sera jouée au Théâtre La Bordée cet automne, les billets sont disponibles présentement en abonnement, et à l'unité dès cet été.


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