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  • Photo du rédacteurCristina Moscini

Boire sur le bras des serveurs sur la terrasse de L'Inox

Dernière mise à jour : 19 avr.


Québec. Été 2008. Ça fait environ huit semaines que je suis engagée comme hôtesse dans un restaurant d'environ deux cents places avec une vue sur le tout nouveau Moulin à images de Robert Lepage qui attire chaque soir des touristes de loin comme de proche pour venir lancer leur argent en liasses pour du boudin noir, du homard, du crémant en apéritif avec aussi du calvados en apéritard. J'ai vingt et un an, j'ai soif, et je gagne en haut du salaire minimum pour assire du monde vêtue d'une belle blouse, d'une jupe noire et de ballerines pas de bas qui sentent le diable, dans les sections des serveuses et serveurs qui travaillent au pourboire. Et pour boire, on buvait.


J'ai jamais compris comment les autres faisaient pour avoir de l'argent sur eux. Même jeune, les autres de ma classe sociale semblaient avoir de l'argent de poche pour de la gomme, des bonbons, des Gameboy, du vernis à ongles bleu de Wet n Wild, moi, c'était plus rare. Moi, j'étais l'amie qui allait chez les amis qui eux avaient une piscine dans leur cour, un Super Nintendo dans leur cave, et pis le câble dans le salon pour regarder Musique Plus. Rendue jeune adulte, pas grand chose avait changé. J'étais la mouette dans le stationnement à checker si vous échappiez pas une frite, discartiez pas un Junior au poulet à moitié mangé dans les vidanges. J'étais une mouette à boisson. Goélante peu galante.


Ça fait qu'on finissait nos shifts, les hôtesses, les serveuses, serveurs, la ligne des cuisines et de la plonge, et on traversait en face à la terrasse de L'Inox décompresser de cet été retentissant d'essor économique partout dans la Vieille Capitale.


L'Inox était peuplé de monde cool, plus vieux que moi, plus riches que moi, mieux habillés, mieux stylés. Le staff nous laissait rester passé le lastcall et il n'était pas rare que notre équipe du soir n'en ressorte qu'au matin repuncher au resto pour faire le shift du brunch, encore sur les vapeurs de boisson.


Le privilège d'être une jouvencelle comme je le fus naguère, était que le monde nous aimait la luette mouillée. Pas juste les vieux loups; tout le monde. Les jeunes, ça attire d'autres jeunes, ça fait monter les bills et étirer les nuits. Ainsi, ma maigre sacoche a pu sortir tard et souvent sur le bras de moult samaritains festifs, qui semblaient être heureux de se délester de l'épaisseur de la brique de billets de 20 défigurant leur portefeuille, avec laquelle j'aurais pu payer le loyer de mon 2 et 1/2 de la rue Richelieu. Cul sec !


Les shots arrivaient. Enweye, la jeune aussi. De tous, même les recrues, j'étais résolument celle qui buvait le plus, et en parlant de monde de restauration, c'est pas peu dire. Les pintes et puis les shots, les shots et puis les pintes. Les drinks ne se buvaient qu'en étant des doubles. On dansait, les gars s'embrassaient, les filles aussi, on était une bande de bras dessus, bras dessous, de bouffons joyeux, de bambochards tapageurs de bonne humeur. Unis dans une valse des grandes gorgées d'avec frites ou salade, d'avec desserts z'et entrées.


À cette époque, mon alcoolisme était une mélodie perdue dans le capharnaüm des beuveries sociales.

L'argent pour moi était une sorte de papier étrange qui faisait apparaître du nectar divin. Le dépenser sur autre chose aurait relevé de l'hérésie. Six piasses et demi pour un hotdog, qu'il soit européen ou non, c'était de la folie. Quoi qu'il en soit, après parfois cinq, six heures à trinquer de nuit sur cette terrasse adjacent le maritime, ses effluves de chien mouillé et de pain baguette moutardé assaillaient mes narines avec la même vigueur que les flots du Saint-Laurent, qui compétitionnait, lui, en volume métrique avec les gallons de lager avalés.


J'ai bu. Mes amis, j'ai bu.


Ces moments-là de plénitude de panse, je les trouvais aussi formidables que formateurs. Soûle, j'étais capable d'être l'amie de tous. Fluente de l'absolu, reine de la communion des liqueurs chères à mon coeur.

Je n'étais plus la petite pauvresse qui se rendait malade en achetant des sandwichs en vente rapide passés date à L'Intermarché pour sauver le huit piasses coûtant du litre de Monkey Trail qu'elle buvait au goulot pour aucune estie de raison. J'étais une émule de Carrie Bradshaw, femme moderne et glamour à la coupe coquetel tenue par un petit doigt relevé, mais seulement si Sex and the City eut fait l'apologie en réalité des mottées indécrottables de leurs racines de Black Label en bouteilles brunes, au talon haut sur le clou et à la robe de chez Château prise dans un bac de liquidation. Plutôt Charrie Brasdechaude, la petite madame.


On est en 2008. Je sais que je veux écrire comme métier. On est à quelques mois que je publie par coup de chance mon premier livre, Bang Bang, une fiction violente, petite nouvelle qui tient dans un livre pas plus gros qu'un sous-verre, je ne sais pas encore ce que la vie amènera. Je sais que le vent est sec de plus en plus chaque matin et que ma gorge réclame de plus en plus de gorgées. Je ne sais pas encore que j'aurai à m'empaler le foie sur douze années encore de brosses, de déceptions, de rires gras, de lendemains de veille, de comportements dangereux, de partys, d'échecs, de rigolades, de fonds insuffisants, de trinquages, de rêves engourdis, d'espoirs noyés avant d'enfin revoir la surface d'un monde sur lequel je peux marcher avec mes deux pieds, sans trop trébucher.


Mais ce soir-là, je le sais pas. On est en 2008, les speakers crachent When I Grow Up des Pussycat Dolls. Si j'avais écouté les paroles, au lieu de me siffler une gorgée dans la paille du bloody de la table d'à côté, j'aurais entendu chanté "Be careful what you wish for, 'cause you just might get it".


Ça aura pris douze ans, quand j'aurai enfin bu à satiété.


 

Mon livre, S'aimer ben paquetée, relatant mon cheminement de l'alcoolisme à la sobriété a été publié l'automne dernier et est disponible en librairie.


Mes textes sur l'alcoolisme sont tous disponibles sur ce blogue dans l'onglet Boisson.


Et nouvelle pièce de théâtre que j'ai écrite, La fameuse Femme-Québec sera jouée au Théâtre La Bordée cet automne, les billets sont disponibles présentement en abonnement, et à l'unité dès cet été.

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