Ça remonte à quand, la dernière fois où ça n’a pas fait mal de regarder les nouvelles ? Tu manges ta toast, tu bois ton café au Stratos en débrossant de chez Carlos, et, sur l’un des écrans illuminés, LCN commente, argumente puis réfute à 9h22 une fusillade de 9h21. Un peu autour de midi, tu descends dans ton feed, pour te divertir et t'informer entre un déversement de pétrole et un gif de poulamon enfirouapé dans un plastique de six packs de canettes. Tu te fais taguer dans l’événement du shower à ta chum Josiane, puis tu regardes les commentaires sous les articles sur les lois contre l’avortement, l’utérus bouleversé.
Pour réussir à continuer de s’endormir la nuit, faut-il s’imaginer que le monde s’arrête de nous branler à sec ? De ces divisions abrasives, il n’y a qu’une constante : les riches seront riches pis les pauvres seront pauvres. Autour, ça saigne, ça crie et ça a peur. Que cette soif vicieuse de pouvoir qui mène le monde ne soit dirigée que par une poignée de mortels est incompréhensible.
L’outrage présent dans la recrudescence du racisme, de la xénophobie, de l’homophobie et du sexisme est qu’ils étaient, il y a quelques années encore, entendus choses réglées. It’s the nineties, baby. Get groovy ! Mais non, finalement. On pourrait penser que l’insécurité financière, orchestrée par des plus hauts que nous, a, dans l’Histoire, fait souffrir en premier lieu les opprimés, et que ce schéma se répète, encore. Et encore. L’outrage présent est qu’on se croyait plus malin ce coup-ci. Mieux informés, mieux éduqués par les carnages passés. Plus relax, plus proche de son voisin, mettons. Mais, eh crisse, non. Les historiens disent que « nous avons la mémoire d’un siècle ». Qu’on entend l’Histoire qu’on nous apprend, mais qu’en somme on retiendra la génération de nos parents et celle de nos grands-parents. L’outrage est de voir maintenant l’histoire se répéter dans toute son horreur sous nos yeux, en moins de cent ans.
Imaginez : de son vivant, une personne peut maintenant avoir connu la montée du nazisme deux fois. Une personne peut maintenant vivre la ségrégation deux fois. Une femme peut lutter pour ses droits et son utérus, deux fois. On aurait pu espérer qu’avec internet, une démocratisation du savoir et de l’information amènerait à une brillante nouvelle époque des Lumières. Mais triste est de constater que c’est plutôt un incubateur où les vilains se font l’avocat du diable, pour excuser les pédophiles, abuseurs et meurtriers, les illettrés défendent l’identité de leur bout de pays, au nom de la richesse de la culture qu'ils ne consomment pourtant pas, et les privilégiés vargent sur les opprimés. *Cue la photo de Paris Hilton avec son t-shirt Stop Being Poor.* Et toujours, des vidéos de chats avec une tranche de fromage jaune-orange dans la face.
*Avant de s'énerver, la photo est un hoax qui a beaucoup circulé. Même si le gilet de la riche héritière ne disait pas ce message, le meme ci-dessus est resté longtemps, hélas.
Quand viennent les loisirs, on veut s’échapper de plus en plus. La mode est à la science-fiction, aux dystopies, au fantastique, au voyage dans le temps. Checkez ce qui trende sur votre Netflix si vous ne me croyez pas. En culture, en performances & divertissement, on observe un ralentissement, comparable à la période du passage au glam rock vers le grunge. Il nait présentement un dédain du grandiose qui se veut désormais plus neuf et plus fragile. Madonna qui retourne jouer dans les petits cabarets-théâtre en laissant tomber les arénas, Jean Leloup qui enregistre son album seul dans le bois, Lana Del Rey qui fait des clips en se filmant elle-même avec son cell dans son char sur la route; dépouillés, nos pouilleux préférés. En somme, le message envoyé, le reflet des artistes et créateurs vers les gens qui les suivent : on se voudrait ailleurs, on se rêve le plus loin possible de cette réalité qui nous accable. Qui nous empêche presque, mais qui, au fond, nous accable encore plus parce qu’on continue à aller travailler, à faire comme si tout était normal et à contribuer à ce monde en perdition alors que gronde en nous cette humanité, ce filet d’histoire-de-futur et d’espoir qui a faim de révolte. Qui nous urge de cesser de nous taire et de faire complice d’une machination dont une poignée de connards, aussi vieux que vicieux, profite. Si la Terre est une dépouille qu’on viole par tous les trous, qu’est-ce qu’on fait à attendre en tenant un mouchoir ?
Quand le ravage sera fini, quand y aura pu d’arbres et pu rien qui pousse, quand on n’entendra pu rien qui coule à part le flot de pisse des politiciens sur le visage des prostituées mineures, quand les noirs pas armés seront tous étranglés par des policiers médaillés, quand les transgenres seront tous tués en pleine rue sous l’atonie du regard des témoins qui les filment avec leur téléphone sans réagir, quand toutes les femmes seront devenues du bétail accouchant de force l’éjaculat grandi d’un bandit, on pourra penser que ça a bénéficié à qui ?
Peut-être faudra-t-il qu’on n’oublie pas notre nature, dans ces instants de disgrâce. Qu’on réponde par l’amour. Qu’on trouve de la place pour accueillir, qu’on voit dans ceux avec qui on est souvent d’accord à 90% des raisons de s’unir plutôt que se diviser sur le 10% qui reste. Qu’on prenne soin des vies qui sont déjà là, ça serait pas mal plus ça, être pro-vie.
Texte précédemment publié sur La Fabrique Crépue, en mai 2019. Ici en version non-censurée.