top of page
Photo du rédacteurCristina Moscini

Mourir en mars

Dernière mise à jour : 15 mars 2023



Mars.


Alors que le fil des nouvelles nous clame déjà de se préparer pour l’arrivée du printemps, et où on tâche pour la 150e année consécutive de nous vendre à fort prix les tons pastel et les motifs floraux, nous au Québec, on le sait : en mars, on gèle. Mars, chez nous, c’est le petit-frère blême, bagarreur et taciturne à paternité non-reconnue de Janvier et de Février. Rien à voir avec Avril et Mai, qui apparaissent comme des cousines éloignées rousselées par ce soleil qui fait fondre les neiges et raccourcir les jupes des madames à la mode.


Mars c’est encore noir. Mars c’est Mercure. Mars c’est le mois de la guerre. Et c’est aussi en mars que j’ai perdu mon père.


On perd notre père parce qu’il est de l’ordre naturel des choses que le géniteur meurt avant la progéniture, on perd notre père parce qu’il était vieux, malade, qu’il a eu un accident, qu’il s’est fait descendre par la mafia, parce qu’il est parti un matin acheter des cigarettes et qu’il n’est jamais revenu. J’ai perdu le mien pour raison d’un commun on ne peut plus vulgaire : le cancer.


Tout ça pour dire que ça aurait pu être pour autre chose, qu’au final, ce dont on se souvient, c’est qu’on a perdu un parent. Je me souviens qu’entre le moment où j’ai appris qu’il était malade, les visites à l’hôpital, et puis sa mort, le temps est passé de façon fulgurante. Était-ce trois semaines, était-ce un mois et douze heures, ou plus, ou moins ? La mémoire retient bien ce qu’elle veut. La mienne de mémoire a retenu le son de la machine accrochée à sa gorge à l’hôpital dans ses dernières heures, qui s’obstruait au rythme de ses respirations et qui avait le même bruit qu’un percolateur. Je me souviens que les gens au complexe funéraire nous montraient les urnes à choisir, dans un éventail de genres et dont la moins chère était à près de 800 piasses. Je me souviens qu’on nous a dit qu’il fallait attendre en mai avant de mettre en terre les restes de mon père, car le sol était encore gelé. On n’aurait pas pu être plus clair : mars, ce n’est pas le printemps. Mars, tout est gelé et le sol est impénétrable de nouveaux morts. Je me souviens d’avoir pensé au nombre d’urnes qui sont en stand-by hors terre jusqu’au beau temps.


Je n’étais pas prête à ce que mon père meurt. Même s’il avait 78 ans. Même si j’en avais 23. Peut-être que parce que quand j’étais enfant, il m’annonçait sur le ton de la fanfaronnade qu’il allait mourir que quand j’aurais quarante-six ans. Et que ce serait à moi de le pousser en chaise roulante en haut d’une colline sur une autoroute à heure de grand trafic. Et de le relâcher vers son ultime voyage en créant un carambolage. Ses mots, pas les miens. Peut-être parce qu’il répétait à tout le monde qu’il était invincible, qu’il avait une vue bionique depuis son opération au laser, qu’il voyait même la moustache du pilote dans les avions qui passaient dans le ciel de sa cour sur le boulevard des Chutes, peut-être aussi parce qu’il riait impunément de la mort, qu’il regardait en riant les avis de décès dans le journal, jubilant de joie du jeudi au dimanche quand il reconnaissait quelqu’un :


« Regarde c’te vieux bum, è morto ! Hahaha ! »

Il m’a déjà dit « Remercie Dieu chaque jour d’être en vie, et dit au Diable de rester patient ». Ça donne une idée du type. Plus grand que nature. Lumineux, mystérieux, fort et difficile à regarder longtemps, pareil comme une éclipse solaire.


Avec lui, tout pouvait être tourné au ridicule, tout méritait d’être moqué; la vie, la mort, ses ennemis - réels ou imaginaires, ses amis - qui réussissaient à l'endurer, et ses enfants aussi. Ses enfants surtout. Je suis aujourd'hui d'un cuir travaillé parce que j'ai enduré ma millionième raillerie moscinienne. L'égo constamment démonté au dîner venait, dans un grand équilibre cosmique, avec un sens de la repartie développé rendu au dessert. Les fleurs et le pot, c'était ça mon père.



Malgré qu'arrivé au Québec alors qu’il avait vingt-cinq ans, qu'il s’exprimait dans un français excellent, je dirais qu’il y a toujours eu cette barrière de père-fille. Était-ce celle du langage, de la culture, de la différence d’âge ? Cette barrière entre parent et enfant, ce n’est pas nouveau, tout le monde la vit, même dans les films, les livres aussi. Ça fait remplir des pages, ça se conte dans toutes les langues. Dans mon cas, cette barrière a fait qu’une fois adulte, j’ai toujours eu un peu peur de vraiment partager avec lui mes projets, mes plans de carrière, mes opinions, mes passions. Sujets dont je suis d’un naturel infatigablement intarissable pourtant avec tout voisin de table, même inconnu... Je ne pourrais pas dire ce qui me gênait tant.


Lors des dîners, personne n’avait la langue de bois quand venait le temps de chaleureusement calomnier l’un des nôtres. Reste que pour parler des vraies affaires, j’ai toujours eu une réserve de peur de décevoir, d’être incomprise.


En vieillissant, j'énumère sur plus d'une main le nombre de choses qu'on a en commun. Le penchant pour la bouteille, parler fort quand on conte une anecdote, rire de ceux qu'on aime, maudire ceux qui font du mal à ces mêmes ceusses qu'on aime, s'animer pour la visite et s'éteindre quand elle part. Je me demande qui aurait été mon père sans son cruchon de brandy débouchonné des fois avant onze heures le matin. Je me demande aussi quelle fille j'aurais été, s'il était resté.


Fait que mon père est mort à une période de ma vie où j’avais terminé l’université et que je travaillais à temps plein comme hôtesse-barmaid dans un restaurant. Sans que j’aie aucune réelle avenue sur ce que j’allais faire de ma vie.


Je me souviens d’avoir déjà entendu des gens dont un des parents est décédé dire « J’aurais voulu que popa soit encore de ce monde pour voir ses petits-enfants ». Je m’en suis voulu un peu d’avoir un sentiment semblable, c’est-à-dire, « Est-ce trop demander que d’attendre un peu avant de crever que je te montre qu’il y a au moins une chose dans ma vie dont je suis fière ? ».


Ce n’est pas de questionner si l’amour d’un parent est inconditionnel, mais celui du chemin de pensée étrange qui nous fait dire que, au moins, quand tu seras dans l’au-delà, tu ne penseras pas que je suis dans le besoin, que je suis dépendante ou misérable. Mon père qui me forçait à lever le menton, à ne jamais oublier qui j’étais avant même de le savoir moi-même : sa fille. À me dire de faire et d’agir comme si personne ni rien n’était assez bon pour moi. J’en avais besoin plus que je ne le pensais, de ce redressement d’échine. C'est un emblème, un leg du sang certes lourd, qui malheureusement n'a pas réussi à me coller vraiment ou facilement sur le torse de mon identité jusqu'ici.


Surtout quand, dans mes délires menstruels c’est plutôt l’inverse qui m’affecte; je ne suis bonne à rien, tout ce que je touche se transforme en marde, je ne suis pas assez bonne pour personne, tout le monde m’haït pis va m’abandonner dans un ravin un soir sans lune et que je mérite juste de mourir en char. Mon père, à sa façon, me disait : « T’es une Moscini, fuck le monde, fais-en à ta tête ». Des Moscini, on n'est peut-être pas beaucoup, mais des orphelins, au quart, au tiers, au demi ou entiers, on est légion. Il serait bien de se prophétiser du bon...


Ce mois-ci, ça fera douze* ans que mon père est mort. Peut-être que je ne mènerai jamais une vie assez bonne pour qu’il ait pu mourir en paix, et qu’il puisse partir pour le vrai. On doit juste faire notre deuil en attendant, et essayer de s’approcher du mieux qu’on peut de ce qu’on juge être, le meilleur de la vie.



*Texte édité, composé au quatrième anniversaire du décès de Fulvio Moscini et initialement publié dans La Fabrique Crépue,

en Mars 2015.


 


213 vues

Posts récents

Voir tout
Post: Blog2_Post
bottom of page