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Photo du rédacteurCristina Moscini

Souvenirs en canne

Dernière mise à jour : 24 janv. 2022




[Conte réalisé & publié dans le recueil Récits de Mauricie, qui a eu une courte vie sur scène à St-Georges-de-Champlain et St-Élie-de-Caxton en 2019.]


J’ai pas souvent la mémoire des choses. Combien de fois je ne me souviens plus dans le salon de ce que je pensais dans la cuisine ? Combien de fois au magasin je ressors bredouille en ayant oublié pourquoi j’étais rentrée au départ ? Combien de fois suis-je obligée de retourner sur mes pas pour rattraper le nuage de fumée de l’idée qui m’est partie de la tête ? Et combien de fois j’achète en double, en triple, la même chose parce que j’avais oublié que je l’avais déjà ? Une fois, je me suis retrouvée avec trois téléphones à cadran parce que j’avais oublié à chaque fois que je m’en étais procuré un la fois d’avant. C’est pas comme si la ligne était engagée. C'est pas comme si y a avait peur d'en manquer, d'un appareil aussi obsolète. C’est pour ça que quand je magasine, ça me prend une vigilance supplémentaire. Car j’oublie tout tant que je ne me retrouve pas devant la multiplication des faits. J’accumule et j’entasse en masse pourtant, j’empile tout ça dans une allée de mon cerveau où je ne fais plus promenade. J’y va pu, j’y pense pu. Je deviens alors une amnésique, je deviens une encombrée de doublons, des oubliés de mon attention. Mais j’essaie de ne plus, j’essaie de faire attention, j’essaie de faire mieux, j’essaie de m’ordonner la mnémonie, de me résonner la coordonnée, j’essaie - d’archiver sur papier, un espèce de testament de ma foi de collectrice de biens, de prophétiser ma quête sur un genre de parchemin divinatoire et précis du nombre et du type d’items à me procurer, dont il faudra que j’aie en ma besace à mon retour.

Une liste d’épicerie qu’ils appellent.

L’éclairage du Maxi de Shawinigan a des allures de mauvais musée, ou d’hôpital génial, c’est selon. C’est clair pour les obscurs, et juste assez sombre pour les aliments allumés. Les néons des allées guident mes pas cadencés vers les étals de pommes, de tomates, et d’agrumes; du rutilant pour les mains à cueillir et des perles à prendre. Pour la tête un peu de plomb, pour le panier un peu de poids. Pour moi, c’est une mission, une cavale, une traversée. Une druide en forêt, une pirate aux épices. Est-ce que Christophe Colomb s’était fait une liste avant de partir en bateau ? Je marche et je vois, les ingrédients se répètent, cordés comme un chant à canon. Comme une chanson qui reste en tête. Qu’est-ce que j’étais venue chercher déjà ? Les cannages. Tomates pelées entières, tomates broyées, tomates avec 25% moins de sel, tomates assaisonnées aux fines herbes, tomates en dés.

La sauce que mon père faisait le dimanche.


La cuillère de bois qui navigue dans l’ébullition du chaudron lentement, doucement, en chuchotant quasiment. Dans le secret gardé de sa mère à lui, en Italie, dans celle où il a grandi pendant la deuxième guerre. Son médaillon en or de la corne d’abondance dans le cou qui miroite la lumière du fan au-dessus du poêle, et la fumée de sa cigarette recrachée aux accents de brandy donnent un show de boucane en-haut d’un haut-lieu de saveur. Quand il range son lighter, c’est le carillon du trousseau de clés qui joue avec la poignée de change dans ses poches de cargos, et le bruit du vent de ce fan qui souffle, qui inspire. Une journée comme ça, qu’il me dit par un de ces dimanches à mijoter, à travers ses lunettes sans lever les yeux, il est passé devant du bétail abattu en rentrant chez lui...

Un matin d’Italie en 1940...


...d’imaginer mon père comme le petit gars qu’il a été en culottes courtes, en bottant des cailloux sur son chemin, et le caillou qui est allé ricocher sur une tête de vache. La joie de vouloir ramener ça chez lui avec hâte, les deux soldats allemands qui le surveillaient de loin, et qui l’ont laissé partir. La seule fois de l’Histoire, il est à noter, où des nazis seraient restés relax. Mais mon père, avant d’être le monument-roi avec son sceptre-spatule, avant d’être un édifice de fierté, un fieffé édifiant, c’était juste un petit gars. Avec la peur de se faire prendre avec un morceau de bête, la tête. Se promener avec son trésor en décomposition dans les champs et petits raccourcis de Porto Santo Stefano près de la Toscane, en dessous d’un soleil qui pardonne pas, et des habits bruns qui pardonnent encore moins si tu les croise. Tirer ça vers chez lui, à force de petits bras agrippés à l’oreille, au museau, à la corne, alouette ! Maman, maman, regarde ce que j’ai trouvé, qu’il dit à sa mère, tout content. Chut, tais-toi, qu’elle lui a dit, stai zitto ! i vicini, les voisins ! Et de s’empresser de dépecer les morceaux à table, toute la famille réunie autour, comme on blanchit de l’argent dans les films de mafia, sa mère a fait bouillir la tête de vache à cachette, lentement, doucement, en chuchotant quasiment, les serviettes roulées dans le bas des portes, les fenêtres fermées, les rideaux baissés, même le jour pouvait pu rentrer !

D’un coup que ça sente la viande autour.

D’un coup que les autres sachent qu’on a à manger, nous, ces jours-ci.


J’arrive à la caisse et quand je vide mon panier pour déposer mes cannes sur le tapis roulant, je me demande si j’en ai pris assez. Est-ce que je vais en manquer ? C’est toujours utile d’en avoir de spare. Mon père, quand il est mort, et que je vidais son logement, les cannages me passaient dans les mains, comme si je vidais un petit magasin. Des spares, il en avait pour subvenir en cas de tempête, en cas de famine, en cas de guerre, en fait. Il l’avait connu, la faim, le ventre creux, les armoires vides.

À mon retour, je me demande, est-ce que le manque est quelque chose qui s’estompe avec le temps ?


Est-ce qu’on peut se rassasier dans le cumul des choses ?


Combien ça prend, pour se maquiller le vide ?


Et si on réussit à combler jusqu’à nos histoires, c’est pour combien de temps ?


C’est parfois toute pleine de questions comme là, que je m’en retourne, encore, à l’épicerie.



* * *


Fulvio Moscini, 1932-2011. Le texte est de 2019, mais je ne l'avais, jusqu'à présent, jamais publié en ligne. Ça manquait un peu de douceur et de nostalgie dans mon newsfeed.


Photos d'archives personnelles.

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