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Photo du rédacteurCristina Moscini

Boire le loyer

Dernière mise à jour : 25 sept. 2023



J’ai pogné 700 jours de sobriété hier. C’est la première fois, depuis que j’ai 13 ans que j’ai été aussi longtemps sans boire. 700 jours et 80 quelques textes plus tard, j’écris encore dans le dos de la boisson, à lui parler en mal de. Me fait aller ‘a trappe comme une mémère, car la boisson ci, la boisson ça. J’en reviens toujours pas.


Et je continuerai de ne pas en revenir. Si vous avez la chance de vivre deux vies un peu comme ça, vous comprendrez aussi comment la tranche franche entre les parallèles se doit de se communiquer. Chaque jour, je suis confrontée à mes fantômes, que ce soit en rêves, en souvenirs du jour sponsorisés par Facebook, Snapchat, Instagram, Tiktok, toujours, avec un drink dans une main, dans un statut écrit soûle en 2014, dans une vidéo où je déparle avec un toton plein de glitters et l’autre en fugue de sa camisole (je regrette le déparlage, pas les totons). Chaque jour, se dissipe cette autre moi, cette bête de fête souffrante et blessée qui s’agitait jusqu’au prochain keg, jusqu’au prochain liège, qui parcourait le monde que de tabourets en tabourets, que de rue en rue, que de coke en Advil, pour mieux boire, pour boire plus, boire encore, boire tous les jours, boire, le loyer*.


[*Vous irez écouter du même coup la très et toujours 'on point' Boire le loyer de Gerbia. Classique Beauport punk.]


Vivre deux vies, c’est vraiment le sentiment que j’ai à 700 jours de sobriété. Mais sans vouloir oublier la première. Si j’écris encore des billets ici dans deux autres années, ce sera deux autres où j’aurai encore cheminé dans la sobriété, rendant mon alcool plus loin, plus flou, peut-être. Pour l’instant, je le vois encore bien, je me sens encore les effluves sur la peau de mes mémoires. Mes fragments de robine et de pastilles d’urinoir ne font que contraster davantage avec les choix que j’ai pris qui font que j’ai la vie dont j’osais même pas rêver. Et je rêvais même pas tant.


Pendant que je déguste comme un fruit cueilli du verger les joies de la tranquillité, je pense en même temps à quand je dégueulais comme une flèche vomie les gins de l’incivilité.

Pour chaque hymne au bonheur quétaine que je prône soigneusement #hashetagué, une soûlarde du passé déboule les escaliers. Pour chaque réveil aux idées claires au doux vrombissement des graines de chia et baies fraîches dans un smoothie malaxées, une cristina du passé meurt dans un ravin, le foie explosé avec une ardoise pas payée.


Est-ce que j’ai l’impression d’avoir trahi le monstre en moi qui voulait me tuer ? Je ne pense pas qu’il y ait de code d’honneur envers la partie de vous qui vous souhaitait tout le mal du monde. Alors, on ne regrette pas de ne plus se retrouver le vague à l’âme, les yeux plein de feux d’artifices mouillés, les pieds ballants au bar, à se faire pognasser la fourche et la cenne par un anonyme lécheur de cendrier en attendant la mort chaque soir comme un décompte de fin d’année.


Boire le loyer parce qu’on pense sérieusement qu’on ne sera pas là le mois prochain.


Être alcoolique, c’est croire à la magie dans son angle le plus morbide. C'est se voir comme Sisyphe subir chaque fois les mauvais choix qu’on fait pour soi. T'es cassée ? Hmmm, t'as-tu essayé de passer ce qui te reste dans l’alcool, au bar ? As-tu au moins essayé d’emprunter un 20 jusqu’à jeudi prochain ?


Ainsi on se retrouve, pochetronne, bas troués, bottes percées, cœur fendu, oeil trempé, cheveux couettés, chaque jour nous rapprochant d’un portrait de pirate aux gosses collantes, et on continue de boire jusqu’à attraper un perroquet sur l’épaule et un cache-oeil assorti.


Boire le loyer parce que fuck demain, fuck le premier du mois, fuck la bourgeoisie, à bas les devoirs, à bas les licheux de bottes de l’établissement social - nan, môssieur moé chu pas dans la rat race, à bas tous ces caves en santé qui se tuent à être à leur affaire. Rendu au premier, je dirai au propriétaire en me grattant la tête et en rotant mes syllabes que c’est juste une question de jours de retard, alors que je sais ben pas quand je vais vraiment pouvoir le payer, mais que je sais certainement que je m’en va boire dans la même journée. J’ai tout bu pour manger des pâtes à rien dedans. J’ai tout bu au lieu de m’acheter de la pâte à dents. Facile comme priorité quand on n’a jamais même pensé à la longévité.


On devient mottée sans remarquer.

Comme 700 tabarnaques de jours sans se soûler.


Ça passe comme un long crisse d’éclair dans le corps.


Je continue d’écrire car ma soûlerie fume encore de l’encre à mon clavier. Je m’éloigne en espace-temps de celle qui buvait le loyer, mais en me rapprochant, je crois, d’une communauté de ceusses qui se sont sauvés d’eux-mêmes aussi. Et s’il n’y a pas plus commun que l’alcoolisme ordinaire, il restera en masse de jours au calendrier, pour déconcrisser le mal d’avant, avec les mots sur les maux comme des X sur une mappe pour se retrouver, pour s’identifier les dangers, pis se découvrir d’autres trésors. (Yarrrrgh !)



* * *


Mon livre en librairie le 17 octobre...


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