Un café-restaurant de gare. Un restaurant-bar, appelable de tout ce qui a un comptoir, un menu, des alcools et du café le matin.
J'y suis en passant, j'y suis que pour un moment, cent-vingt moments de soixante secondes. Assez pour me baigner dans l'ambiance de restauration laissée derrière il y a plusieurs années. Ambiance de restauration qui est la même, peu importe la ville, la province, peu importe la décennie.
Je demande à la jeune barmaid s'ils sont ouverts et si je peux m'assoir au comptoir. Un café, filtre. Avec un cup de lait d'amande à part et le casseau de sachets de sucre (brun, blanc et édulcoré) qui suit. Elle s'exécute dans l'excellence apprise qui l'a placé à être celle derrière le bar à l'horaire pour l'open et s'en retourne à ses collègues serveuses, au comptoir plus loin qui font des roll-ups d'ustensiles en vue du shift du midi à venir. Ça rigole, ça parle de la veille. Du dernier party, du dernier potin. Du nom du gars, tel gars, pas l'autre. Ça rit encore, ça s'assure que le peu de monde en salle sont corrects. Le rythme, les jokes. J'ai l'impression que je pourrais embarquer en un rebond de corde à danser et reprendre la conversation où je l'avais laissée quand je fus lointainement moyennement moi, waitrisse.
C'est encore tranquille, à part moi, deux tables qui déjeunent dans le silence blasé et les écrans présentent du baseball sur mute. Un cuisinier de ligne vient se remplir un pichet de liqueur en fontaine. Si c'est pas un geste universel pareil à tout resto, ça, je sais pas trop quoi le ferait. Il repart avec la même force tranquille des cuisiniers qui préparent des assiettes à quatre-vingt-cinq piasses et qui mangent tous leurs propres repas dans un cul de poule, refroidis, debouts. Le gérant arrive. Toujours un gars, toujours moins compétent que son staff, bedaine saillante dans sa petite chemise pâle, et récite le menu du jour.
"La soupe aujourd'hui c'est un potage parmentier", qu'il dit.
Contente d'avoir quitté la tonitruence des plateaux de service, lignes de pompe et passe-plats brûlants pour en fait savoir qu'on y servent encore les mêmes câlices de soupes aux patates qu'en 2008 et même avant.
Je fixe sur le frigidaire à bière. Et j'ai la vue sur le cellier vitré aussi. J'ai choisi le pire spot, pour une alcoolique répudiée : j'ai dans l'angle de mire toute ce que j'ai pas le droit. Le droit, pas droit, ma décision en fait. J'écoute encore les échos des serveuses qui parlent de leur récente brosse, et je me demande ce que ça fait, peut-être pas pour elles spécifiquement - après tout, la restauration a le don d'amener, d'attirer ou d'empirer les dépendants dans sa spirale de quarts, mais je me demande ce que ça fait, pour un quelqu'un, de prendre une bière, une brosse, en visiteur juste. De ne pas y rester. De ne pas y laisser son cul et sa chemise. Son foie, son âme.
Je sirote mon deuxième réchaud et je lisse ma queue de cheval. Une queue de cheval, esti. Et des cheveux lavés. Je suis devenue l'estie de bourgeoise que j'ai toujours dévisagé la lèvre relevée. Je ne voyage plus comme j'aimais tant le faire, paquetée. Désœuvrée. Un lifestyle.
Et puis je pense à ce feeling de goûter une nouvelle bière, un nouveau vin, avec l'appétit de la découverte et non celui de la destruction (gunzainerosisme). Pas au menu pour moi. Pas même possible de m'imaginer. Qu'est-ce que ça goûte de n'avoir plus soif une fois qu'on boit ?
J'ai cessé de boire quand j'ai compris que je perdrais sans fin ce combat contre l'alcool, que c'est elle, la substance, toujours, qui allait gagner. Que jamais sinon que pour quelques fugaces secondes j'allais ressentir une satiété dans la consommation. Que ce dernier verre ne serait jamais le dernier de la veillée, de la journée, de la matinée. Attendre huit heures que les frigos soient débarrés...
J'attire encore quelques regards amusés aujourd'hui quand je traîne à la gare dans ma pelure de manteau léopard. Quasiment par ironie et célébration ridicool du motif animalier, un emblème de cette vocation d'outrageuse, de veloutée tachetée. J'attire les regards mais pas parce que je suis soûle en plein jour, ou que je déparle en commandant des shots de vodka pour mon jus d'orange. Que je manque de tomber de mon tabouret ou que j'envoie des œillades salaces aux bonhommes de toutes les braquettes de salaire. Des cravates aux tabliers, comme des juges aux prisonniers. Je n'attire plus les regards parce que je dépasse des lignes de conduite, désormais. Je suis calme et plate comme un chat d'appartement, comme une cliente du matin réservée qu'on a servi ce matin, qui avait simplement l'air d'avoir affaire ailleurs en journée.
Mais sous les dehors de madame au style presque totalement mesuré maintenant, presque sophistiqué même si on regarde en se fermant un oeil plissé, restera toujours dans la mémoire musculaire une serveuse buveuse de jadis qui trop de fois a laissé l'alcool seul lui réchauffer tout son sang, car la moitié c'était jamais assez.