J’approche le 10 mois et demi de sobriété. Facile à suivre; j’ai arrêté quelques jours avant la date du premier confinement, il y a, semble t’il, 150 ans de ça. J’ai l’impression d’avoir accompli plein de choses depuis. De l’intérieur, il va sans dire, car c’est la seule place d’où on peut grandir « en ces temps incertains ».
À l’heure (tardive) des résolutions de la nouvelle année (seulement 17 jours et l’encre du scandale et de la révolution a coulé déjà partout), je prends le temps de faire un recensement des choses que j’ai gagnées, et de ce que j’ai perdu en cours de route, en cessant de consommer des substances récréato-destructives pour moé.
Par exemple.
L’autre jour, je devais prendre l’autobus, ce que je fais rarement, pour aller dans un endroit que je connais pas trop, assez reclus. Par le passé, j’aurais même pas pensé le faire (imaginez-vous que vous êtes vous aussi sans voiture et sans permis de conduire), parce que passé une certaine heure, je savais d’avance que j’allais être trop soûle pour avoir la vigilance de m’aventurer hors mes avenues, de comprendre un trajet ou un horaire donné.
Con comme ça.
Je savais que quand le soleil tombait, peu importe la journée, je ne devais pas « opérer de machineries lourdes » ou prendre des décisions importantes, comme une personne en état post-opératoire, seulement parce que je me bourrais la gueule, volontairement et quotidiennement.
J’avais appris à me gérer et me policer vers l’intérieur pour me débiliser à l’abri tranquille, et être un danger privé plutôt qu’un danger public.
Je ne pensais pas à boire moins, ou à sauter une journée ou deux dans mon soûlage : je coupais sur tout le reste. Trop chaude à partir de 16h ? On reporte les commissions à demain. Difficultés à parler de façon compréhensible déjà avant souper ? Rendez-vous et réunions reportées. Ça, c’est quand je ne me présentais pas tout de même à mes engagements, paquetée. Je me mentais à moi-même et je mentais aux autres en disant que j’avais juste bu « un verre de vin sans manger », mais c’était plutôt une bouteille ou deux. Une yeule mauve de cabernet ne ment jamais. J’ai manqué de respect à mes employeurs, à des amis qui m’avaient engagée sur des contrats en arrivant soûle, en n’étant pas capable de travailler, pas capable de lire mes cartons, pas capable de parler en lettres détachées. J’allais, titubante, imbécile heureuse, en étant la mascotte de moi-même, en flûtant que voyons ce n’est pas si grave que ça. Et pendant que le monde continuait d’avancer, je faisais des pirouettes et du vomi dans ma roue fixe.
Perte de contrôle contrôlée.
Matelasser l’écroulement de mon pouvoir amoindri. Chin-chin, esti !
Je m’autorisais à perdre le cap, et je me dirigeais comme un bateau sans gouvernail en acceptant platement que la Cristina du shift de soir allait tout décrisser, pas faire la vaisselle, closer tout croche, foncer dans les murs, tutoyer des dignitaires, faire des bleus sur le corps de Cristina de jour, puis lui donner mal à la tête et au cœur, briser ses bas de nylon, lui faire perdre de l’argent, des opportunités, et, inévitablement, faire écailler le vernis de son nom dans la bouche des gens.
C’est comme un sabotage permis parce qu’on ne s’imagine pas vivre sans, et qu’on est persuadé que c’est cette partie de nous, sous l’influence, qui nous permet d’avancer même si (et parce que) on n’a plus le goût.
Faque prendre l’autobus de soir pour moi, récemment, a été comme une drôle d’épiphanie. C’est petit, mais c’est quelque chose que j’aurais été incapable de réussir auparavant, sans que ça se termine en une anecdote gênante du style « Lol ! J’ai manqué mon arrêt et je me suis réveillée à ‘noirceur dans le garage du Réseau de transport avec un grilled cheese dans une main et un doigt dans’ noune ! ».
Pathétique est le mot qu’on utilise pour les gens qu’on regarde de haut. C’est drôle, l’étymologie nous réfère à la pitié. Qui suscite une émotion intense (douleur, horreur, terreur, tristesse), quand on le google. Mon moi de jour regardait mon moi de soir avec à la fois de l’envie, et du dégoût. Comme deux sœurs : une qui se ramasse, et l’autre sur le party. À la fin, celle de jour ramasse pour deux et prépare le terrain pour faciliter le passage de la tempête annoncée. De jour, je ne faisais qu’aplanir et taper la trail, « baby-proofer » le trajet de la soirée qui s’en venait, et réparer les éclats de la veille, pour me laisser aller à mes libations avec le moins de heurts possibles. Une tutelle sans repos. Drainante, gênante.
Imaginez-vous travailler aussi fort, mais pour des vrais projets.
Imaginez-vous construire du nouveau au lieu de réparer du vieux.
Imaginez-vous bâtir avec autre chose que du sable mouillé entre deux marées.
J’avais du ressentiment pour moi-même quand j’étais soûle, parce que j’en venais que je ne ressentais rien. J’avais honte d’avoir à maquiller mon foie d’autant de couches de fort avalé sans grimacer pour enfin devenir imperméable aux tourments, à ce câlice de spleen, indécollable, je croyais. J’avais du ressentiment parce que j’en savais la mascarade saignante. J’en constatais les dégâts, de s’organiser un carnaval quotidien de la destruction. De financer à même la santé de mes organes, mon chemin de mort et d’abandon. Pas rentable. Pas rentable du tout. Ma santé mentale était dans le rouge. Je vivais d’humeurs empruntées.
Mais j’arrive à un point où ces souffrances ne m’habitent plus.
Je sais dans quel état je serai dans cinq heures, et ça me donne une impression de pouvoir et de liberté sans égal.
Je ne suis plus au service de mes démons et je peux prendre l’autobus de soir.
C’est une petite victoire.
Mais j’ai le choix de me dire que ce ne sera pas la dernière.
*
Ah, aussi, j’ai écrit un monologue sur la boisson qui sera joué par l’excellente Ariel Charest et joué à la Bordée. Billets présentiels, virtuels et infos ici.
Merci !