Entrevue avec Sylvain Marcel
Une des seules personnalités au Québec qu’on peut reconnaître qu’en une syllabe et demi, « A-HA ! », Sylvain Marcel, comédien, dramaturge et conférencier, a connu un succès fulgurant à la suite des publicités de Familiprix au début des années 2000, dans son rôle récurrent dans la série 450, Chemin du Golf, puis au cinéma dans des rôles à des milles du sympathique voisin qui continuent de démontrer la largeur de son éventail d’interprète. Job de rêve pour certains, toutefois, Sylvain a rushé tout ce temps avec la dépendance.
En 2019, il publie Aidez-moi, un livre saisissant de sincérité où il relate le parcours qui lui a sauvé la vie. On y parle aussi sans ombre de consommation, rechute, sevrage, et tout ce qui vient avec.
J’ai croisé Sylvain il y a quelques années dans un bar feutré fréquenté par la faune théâtrale de Québec. Je venais rejoindre des amis et il était à la table juste à côté de la nôtre. Je dois dire qu’à mon habitude d’alors, quand je rentrais dans une place, j’étais la plus soûle bar, et cette fois particulière, je revenais d’une gig burlesque donc je portais une perruque, des brillants sur tout le corps ainsi qu'un one piece en spandex à motif de drapeau des États-Unis. Il n’était même pas tard. Je me souviens brièvement d’avoir dit à mon cerveau en apercevant le comédien « Dis pas A-HA, ferme ta gueule, ferme ta gueule Cristina, parles-y pas, câlice patience au monde ! », je croyais avoir fait un compromis en éructant un « HeiLLe ssSaALut ! » bien cave auquel Sylvain avait alors répondu cordialement, avec toute l’élégance d’une personne sobre. Je me souviens avoir voulu l’aborder car j’avais vu juste auparavant un filet d’entrevue où il disait ne plus consommer. La sobriété, bien que pas encore dans mes plans à ce moment-là, piquait ma curiosité, et m’effrayait en même temps, bien sûr, étant donnée mon origine beauportoise qui vient main dans la main avec mon amour de Metallica, et la déception quand nous les soûlons, avions pardu James Hetfield dans cette mystérieuse et désolante sobriété…
Donc bref, une anecdote somme toute anodine, mais qui est revenue en mémoire lorsque j’avais alors approché Sylvain, l’an dernier, alors que je rédigeais mon Guide du Nouveau Sobre. Faute de temps, il n’avait pu y participer. On est maintenant 18 mois plus tard, je suis toujours sobre et blogueuse, et maintenant j’ai le bonheur de partager cet entretien avec cet artiste abstinent à la sagesse lucide !
1. On parle souvent de la fameuse idée d’atteindre « le fond du baril » avant de constater qu’on a un problème et d’arrêter de consommer. Pourtant, quand je parle avec des dépendants, plusieurs distinguent les choses dans le temps comme une série de moments. Que la décision vient bien plus tard qu’un proverbial « rock bottom » atteint. Le moment que tu sais que c’est assez versus le moment que tu te prends en main. Comment ça s’est passé pour toi ?
SM : Moi, j’ai commencé à consommé, j’avais autour de 14 ans, et puis dès le début, ça a été « Oh, boy, ça sera pas le fun… », sachant déjà que ce serait un problème. On imagine, commencer à 14 ans, arrêter à 44 ans, trente ans plus tard… faque y a eu énormément de boutes où je me suis dit « Là, c’est assez, ça va faire, chu pu capable, j’en peux pu », mais le problème, c’est que tu te rétablis. T’arrêtes 3-4 jours et pis ça va mieux.
"Ce qui arrive aussi, c’est ce désir de toujours vouloir retrouver cette première fois où t’as consommé et que ça a fait « Wow », tu vas toujours essayer d’aller retrouver cette première fois-là, pis elle ne ré-arrivera plus jamais, parce que, ça s’est fait."
Alors, tu vas changer de substance, pour aller trouver un autre « Wow », tu peux aussi ralentir pendant des périodes (où la consommation sera moins intense), d’être sur les breaks; j’ai eu quatre enfants. Le problème c’est quand tu lâches les breaks, l’arbre est pas loin ! Il y a aussi le déni qui est bien fort, tu peux te dire « Ce coup-ci ça va être correct, cette fois-ci je vais faire ça bien », et pis tu te retrouves dieu sait où, dans un endroit complètement minable, à consommer, avec quelqu’un que tu devrais pas être avec. Je me suis ramassé à l’hôpital six fois lié à ma consommation (ma substance de choix était la cocaïne)… Alors même si tu te dis, « Ah, prochaine fois, ça va être cool, je l’échapperai pas »... Je me rappelle d’une fois j’étais avec ma blonde de l’époque, c’était un dimanche, on s’était dit qu’on allait prendre ça cool, se mettre un film. Ça fait que là je suis allé au dépanneur chercher 1,5L de rosé, qu’on a bu dans le temps de le dire, fait que je suis retourné au dépanneur pour aller en chercher un autre – on est rendu déjà à 3L, pis là, on se retrouve, à 2 heures du matin dans un bar, et après ça dans un after, pis on se dit « Mais qu’est-ce qui s’est passé ? », tsé.
Mais bon, ça a été des enchaînements comme ça : des boutes que je me dis « Ok, je va mourir icitte, ça y est », à, en fait, poursuivre sur ce chemin-là. À cette époque-là, je menais une double vie, et je pense que les mensonges, ça use beaucoup. Une fois, je devais aller faire une post-synchro, et j’ai appelé pour dire que j’étais pas capable. « J’en peux pu, je suis pu capable, faque rentrez-moi quelque part, barrez la porte ». Et même à ça, mon agente est venue me chercher, et elle est allée me porter à la maison de thérapie qu’elle avait trouvé, et quand j’ai vu la porte, mon discours avait déjà changé « Ah ! Ça va mieux, ça va être correct, finalement, j’aurai pas besoin ! ». Et elle m’a dit « Toé, là, tu rentres là-dedans, pis ça presse ». Faque j’ai fait 28 jours aux Pavillons du Nouveau Point de Vue, et j’ai fait un beau six mois, et au bout de six mois j’ai fait « Bah, fuck ! », et j’ai passé 15 heures dans mon char à consommer…
Je fais beaucoup de meetings, tsé, et on voit souvent les rechuteux arriver, pis ils reviennent, et partent et reviennent…
"Souvent, on va les perdre au printemps, quand les terrasses vont ouvrir, et ils reviennent à l’automne, maganés, et je dis toujours la même affaire : Ça a tu fait assez mal ?"
Et d’expérience – ça peut avoir l’air prétentieux mais ça ne l’est pas – quand ils te donnent une réponse assez longue, autrement dit, ça me dit qu’ils ont encore du gaz. Mais quand ça a fait assez mal – moi ma deuxième fois, après ma rechute, j'ai pu dire alors que, oui, ça avait fait assez mal.
Crédits sylvainmarcel.com
2. Penses-tu que la tolérance pour les comportements de consommation est davantage étirée dans le domaine artistique que dans une job plus corporative, mettons ? (Moi j’ai fait les deux : être trop soûle pour monter sur scène et boire à cachette au bureau avec un tiroir secret.) Et s’il y a laxisme, est-ce qu’on devrait intervenir plus rapidement quand un.e collègue l’échappe ?
SM : En fait le problème, c’est qu'intervenir pour un autre, on peut, mais on ne peut pas arrêter à sa place. Tout part de la personne. Des fois j’ai des gens qui m’écrivent et qui s’inquiètent pour un proche, mais tsé, « tant que ça a pas fait assez mal », y a pas grand chose qu’on peut faire malheureusement. C’est plate pour eux-autres, mais si on compare ça à un bateau, ou à quelqu’un qui se noie; on peut essayer de les sauver avec le danger qu’ils nous coulent avec eux aussi, ou on peut lancer une bouée, et s’ils ne veulent pas la prendre, on ne peut pas le faire à leur place…
3. Et est-ce que ton rétablissement a pu bouleverser ou influencer tes projets par la suite ?
SM : Lors de mes deux premières années d’abstinence, j’ai fait faillite, alors c’est pas évident, à jeun. Et c’est arrivé dû aux conséquences de ma consommation, et à ces chances qu’on nous laisse, tsé : « Ah, il est bon, Sylvain, mais il ne se souvient pas de son texte, ou c’est plus long. On va prendre un autre comédien, ça va prendre moins de temps, ça va coûter moins cher ». Ce qui fait que, pendant cette période-là, j’en ai profité pour me rétablir. Le mot le dit : rétablir les choses, arranger certaines affaires, pis, une couple de contrats sont arrivés à la suite de ça. Pis dans ces contrats-là, j’ai fait une bonne job, fait que le mot s’est passé. Moi d’en parler, aujourd’hui, ça commence à être assez loin. J’arrive à la moitié de mon temps de consommation, si j’ai consommé pendant trente ans, maintenant, aujourd’hui, à l’âge que j’ai, même émotionnellement, c’est assez loin de moi. Je sais que la notion de partage va en aider un, tsé… Tu t’en rappelles peut-être pas, de la fois que je t’avais croisée dans un bar ?
CM : J’ai-me-rais m’excuser d’avance !!!
SM : Pas besoin. C’est pour dire que quand je t’avais vu arriver, j’ai dit à mes amis, ils pourraient te le confirmer, j’ai dit « Ah, une petite sœur ! ». Parce qu’on se reconnaît, on arrive à se reconnaître n’importe où. Prends le stade olympique, remplis ça de monde, et mets juste deux dépendants dans la place, le plus loin possible, y vont se trouver, ce sera pas long. Alors, je « t’avais reconnu », un peu. T’avais un coat de poil, et en-dessous un suit moulant du drapeau américain, c’est bien ça, haha ? Mais c’est pas ça qui m’avait frappé, c’était dans tes yeux, y avait, cette grosse grosse tristesse qu’on reconnaît, que j’ai pu faire « Ah, tiens ! »… Cette espèce de tristesse-là, même quand c’est du monde qui sort pour avoir du fun, on la reconnaît. Et j’étais donc bien content, quand tu m’as contacté par après pour parler de sobriété, et me dire que tu étais sobre !
4. Est-ce qu’il y a quelque chose que tu aurais pu te dire dans le passé qui aurait freiné ta consommation ? Ou penses-tu qu’il est possible de « vendre le concept » de la sobriété à quelqu’un qui est encore dans des périodes de consommation ?
Il y a une phrase dans ma fraternité (qui n'est pas une secte en passant) que j’aime beaucoup qui dit « L’attrait plutôt que la réclame ». Dans mon métier, des wrap partys, y en a tout le temps.
"Les premiers temps, c’est tof. Tu veux pas rester longtemps et tu deviens un miroir pour les autres, en fait, parce que tu consommes pas."
T’es straight, tu remarques quand ils se répètent, qu’ils dépérissent, devant toi, un peu. Alors tu te retrouves tout seul à brasser ton verre de Coca-Cola, et après 4-5, tu t’en viens ballonné, faque tu t’en vas ! Tu peux trouver ça frustrant les premiers temps, mais… [les perruches de son fils se mettent à ce moment à crier et/ou chanter]. ...Excuse-moi, j’ai perdu le fil, est-ce que j’ai répondu à ta question ?
5. Oui, même que tu as commencé à répondre à la prochaine ! Tu as récemment été à Cannes pour la première du film Aline où tu tiens un rôle principal inspiré de René Angélil. C’est comment vivre cette frénésie qu’on imagine très effervescente, à l’étranger : champagne, stress, tapis rouge, beaucoup de monde, tout ça, à jeun ?
SM : Ce qui est le fun, après 12 ans d’abstinence, je n’y pense même pas. C’est drôle, y a plein de champagne, plein de vin, mais c’est comme si je ne le voyais pas. On se tient un peu plus loin : qu’on m’offre de danser ou qu’on m’offre un verre, je suis comme « Ah, j’aime pas ben ça, merci !», alors les gens s’en repartent déçus. Mais je sais ce qui arriverait (si je consommais). L’expérience que j’ai, c’est qu’une fois, j’ai commandé un virgin caesar dans un restaurant, j’ai bien spécifié virgin, en m’inventant même une sérieuse allergie à l’alcool, pis l’habitude a fait qu’il a mis de l’alcool dedans. Je l’ai pris, et bien évidemment, je n’étais pas de bonne humeur. Pis la chose que je me souviens et que je va toujours me souvenir, c’est que j’ai senti la bebitte rentrer, tsé. Mais, vraiment, j’ai senti les tentacules de l’alcool se répandre dans mon corps. Et heureusement, je n’ai pas rechuté, j’ai pas bu le verre.
6. Je pose la question ici parce que je me la fais souvent poser et j’aimerais avoir ta vision (et je crois que c’est une façon des dépendants qui songent secrètement à arrêter qui tâtent le terrain de l’autre côté en posant ça) : "Tu t’en ennuies pas, de consommer ?"
SM : Ben… non. Non, je m’en ennuie pas. À la fin de ma consommation, on parle pu de notion de plaisir, ma drogue c’était rendu le crack. Il fallait toujours que je change pour pire. J’étais juste sur le bord de la seringue, après ça, c’est là que tu t’en va, tsé…
Et j’essaie pas de faire peur au monde, ou de leur dire d’attendre un certain point. Mais des fois, maintenant, je me lève le matin, après avoir si bien dormi… Pour nous autres, de bien dormir, c’est… déjà, c’est énorme. Je n’ai plus besoin de mentir… (il pense à sa formulation) Moi, ça fait 12 ans que je suis en vacances, c’est pas compliqué ! Douze ans que je suis en vacances de conso’.
"L’épuisement des menteries reliées à la consommation, ça devient lourd. Alors, ça fait 12 ans que je me la coule douce."
7. Est-ce qu’elle revient encore, la petite crisse de voix ?
SM : En en parlant, de sobriété, comme on le fait là, c’est un peu se peinturer dans le mur, dans le bon sens, ça nous tient responsable, et c’est parfait comme ça, tsé. Je peux pas dire qu’y a eu des moments tant que j’ai eu soif ou que j’ai eu envie de me geler, pendant ces douze ans. Mais y a des fois où j’y ai pensé, par exemple. La pensée, elle reste pas longtemps, parce qu’on peut se rappeler de la dernière fois, aussi, des horreurs qu’on a vécu à travers la consommation.
CM : Est-ce qu’il y a un facteur commun entre ces moments où la petite crisse de voix revient ?
SM : Dans des moments très, très, très heureux, et très, très, très malheureux. Dans ces eaux-là… et pis entre les deux aussi, haha ! C’est dans la capacité à devoir vivre des émotions. Contrairement à la consommation, l’émotion ne va pas te tuer. À moins que tu décides d’en finir, mais là c’est une grosse, grosse émotion où tu as besoin d’aide et de voir un médecin.
"Une émotion normale, pour nous (les dépendants), ça fait mal vite ou ça fait du bien vite. Que ça fasse du bien ou que ça fasse du mal, on voudrait geler ça."
Faque on va aller acheter des affaires, ou même en arrêtant de consommer, on va aller acheter du linge, on va aller jouer dans les machines, on peut aller au casino, transférer notre dépendance, manger, toute… Mais on peut aussi, la vivre. Et la dépendance est une maladie (reconnue par l’OMS), qui est progressive, qui est incurable, parce que s’il existait une pilule pour la guérir, j’en prendrais trop ! T’imagines, « j’ai pris ma pilule, je va aller me péter la face » ! Faque il n’ y a rien à faire à part la vivre, l’accueillir, cette émotion. C’est comme ça qu’on va avancer. Une fois qu’on l’a vécue, l'émotion, au lieu de se geler, elle est passée. C’est un peu ça, alors penser consommer, ça ne m’arrive plus. Et je manque de pratique, alors je crèverais vite de toute façon !
Lors de la première à Paris - ça paraît ben dire ça ma première à Paris, ha ! Entécas, on était au Grand Rex en France, qui est la plus grande salle de spectacles en Europe, pas de France, d’Europe, c’est énorme !… Projection du film, les bravos-bravos, gros party après, amour-amour, ça finit pu, ça finit pu ! Et pis, 2 heures du matin, ça finit, et paf ! Je suis tout seul. Je marche dans Paris, tout seul, pis je m’en va à l’hôtel qui est pas trop loin. Pis ça a fait « Ah ! », un gros vide dans la poitrine. Alors, y est 2 heures du matin, qu’est-ce que tu vas faire, aller au bar ? Pas grand chose d’ouvert. Et j’ai décidé à la place d’accueillir ce grand vide-là. Je peux pas rien faire d’autre, vraiment. Alors je vais voir ce que ça va faire... et ça fait rien. Ça fait juste que t’as un trou dans le ventre, et c’est pas plus grave que ça, et, ça passe. Vivre ce vide au lieu de le remplir de quelque chose.
8. Comment l’abstinence continue t’elle de changer ta vie, après douze ans ?
SM : Il y a une phrase reliée à la sobriété qui dit « Au-delà de tes rêves les plus fous », et je ne le vois pas comme un bateau, ou de l’argent. Je le vois dans des messages que tu reçois, de du monde qui t’écrivent en te disant qu’ils ont arrêté, et que t’as peut-être été instrumental à cette décision. Le jour où ça a changé, qu’on m’appelle pour me demander conseil au lieu de m’appeler pour se la péter, chu devenu tout à coup, un exemple, moi qui n’étais pas fiable pour cinq cennes. C’est donc un peu ça, les rêves les plus fous…
Pour toutes les références, et même de possibles conférences dans le futur, rendez-vous sur le site de Sylvain : sylvainmarcel.com Merci beaucoup !
*Note de la rédactrice sobre : Je sais qu'on ne peut réparer le passé, mais essuyer mes gaffes maldroites de soûle-costumée-des-bars-salons du passé par une entrevue à jeun, est personnellement, une réussite pour moi cette année ! Merci, donc, à la générosité et la disponibilité de Sylvain Marcel.