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Photo du rédacteurCristina Moscini

On fait pas d’homme laid sans casser des dieux



Icare ou crapule ? Le silence des heures. Le silence de mort. Presque. On tend l’oreille, à l’écoute du vent entre les branches, on dit… On dit tout bas, on raconte que, on connaît quelqu’un à qui… Les minutes passent, la flamme qui vacille sera t’elle assez forte pour tenir sur la tige d’une chandelle ? Deviendra t’elle un brasier ? Un feu de tous les diables, de tous les maux, de toutes les portes et tombeaux grugés, sortira t’il une vérité, une déclaration, une tombée de masque de cire ?

Puis mutisme. Des « Pas surpris, mais. » qu’on voit, écrit en commentaires. Des gens qui en savent, mais qui n’en crache pas.


Quand le scandale d’Harvey Weinstein a éclaté, je me souviens d’avoir pu suivre d’heure en heure le déboulonnage d’un monstre intronisé. Les articles sortaient, « publié il y a 27 minutes », « publié il y a 14 minutes », « publié à l’instant ». Une secousse sévissait, à Hollywood : on faisait prendre l’air à des décennies d’abus. Mais pourtant, lors de cette première journée de 2017, à la fin de chacun de ces articles on indiquait « plus de détails à suivre », « article en développement ». Pourtant, ces stars, ces collègues, ces poulains weinsteiniens lisaient ces mêmes articles que moi au même moment. Comment se faisait-il qu’ils ne disaient rien ?


L’attente. Latence.


Je devinais que pendant cette tombée de Damoclès à en venir, le téléphone sonnait chez les avocats, les producteurs, les relationnistes : Quel est mon lien avec cet abuseur ? A t’on des projets en cours ? Ai-je été témoin de comportements criminels ? Suis-je victime de ceux-ci ? Participant à ceux-là ? Qu’est-ce qui peut être prouvé ? Que suis-je autorisé à dire ? Est-ce que mon argent est lié au sien ? L’argent, l’image.


L’argent. L’image.


Il y a près d’un an jour pour jour j’écrivais sur ce même blogue un article sur ce phénomène qu’on appelle la cancel culture. « Élu par l’image, détruit par l’image. Puis reconstruit par l’image. » Je faisais référence à ce moment-là à des exemples comme Tiger Woods, Kevin Hart, Horacio Arruda. Tous cancellés pour des raisons différentes (l’un trompait sa femme avec moult autres madames, l’autre avait fait un tweet homophobe et refusait de s’en excuser, et le dernier avait dansé un rap dans une fameuse vidéo).


Je concluais mon texte en doutant de la réelle existence d’une cancel culture, puisque tous les exemples nommés avaient été rétablis de réputation aux yeux du public. Alors cette culture, elle cancelle vraiment ? Je la décrirais aujourd’hui plutôt comme un « gel de monétisation temporaire ». À la vitesse où on évolue sur le fil d’actualité qu’on regarde tous chaque jour, les exemples pleuvent de ces personnalités publiques qui se font canceller, comme on dit. Pourtant, je ne trouve pas d’exemple où quelqu’un y ait perdu véritablement quelque chose. J’exclus de ce nombre les personnalités ayant commis des actes criminels. On ne peut appeler ça un cancel, mais bien plutôt la responsabilité de ses actes. En anglais, on dit l’accountability. J’aime ce terme. J’aimerais y trouver un équivalent exact en français. Tu voles, on te coupe une main, tu bottes, on te coupe un pied. Tu commets un crime, tu reçois une sentence. Dans un monde juste, il en va de soi.


Alors la cancel culture. Est-ce si incroyable qu’un tribunal numérique soit né dans un monde où par exemple les Rozons se promènent en liberté avec même l’audace de poursuivre celles qui ont dénoncé ses actes ?


J’y vois, dans cette cancel culture, un désir de rétablir une justice populaire pour les malfrats impunis. Cancel n’égal même pas vengeance. Cancel, c’est l’équivalent d’un boycot. En petit citoyen que nous sommes, c’est comme de dire « mon dollar n’encouragera plus vos biscuits, M. Leclerc ». Et qu’en est-il de ces cancellés qui n’ont pas commis d’actes criminels, mais ont été honnis en ayant fait preuve d’un manque de moralité, de mauvais goût, de manque de sensibilité ou de transparence ? Aussi simple que quand un artiste devient passé de mode. Un jour, les salles se vident. C’est juste plus rare qu’elles se vident toutes d’un coup. L’amour du public n’est pas une chose qui est dûe ou fixe. C’est mouvant, comme les modes. On vote nos héros, on finance nos héroïnes, et on change d’idée, à la lumière de reflets plus clairs. On voit soudain le joyau se ternir. Était-ce alors qu’une roche ? Ai-je aimé, ai-je défendu, fait la promotion d’un vilain ?


Dans mon texte de l’an dernier, je m’alarmais du danger d’élire en dieux ceux dont on aime les œuvres. Personne ne peut vivre à la hauteur du piédestal qu’on leur construit. En haut, certains manquent d’air et ça leur monte à la tête. Mais on y contribue, on façonne ensemble cette mythisation païenne, on est coupable d’ériger des statues alors que le ciment n’a même pas pris. Le socle prend l’épaisseur de nos likes, de nos partages, de notre gage de qualité en pouces numériques. On s’hashetag à faire grossir une bête qui croit pouvoir voler au-dessus de nos têtes, au-dessus de nos lois. Pourtant, à force de s’approcher du soleil, leurs ailes ne peuvent que fondre, et précipiter leur chute.


Cette chute fait mal.

Mais, eh, c’est temporaire.

Ça fait de la job aux relationnistes à chaque six mois.

Ça redouble la ferveur chez les prosélytes. Ça divise les abonnés.

Ça donne du jus aux petites blogueuses.

Ça fait trender les oiseaux.

Ça fait déchanter les abeilles.


Ça part et recommence, à chaque six mois.


Donc en terminant : Comment on s’en sort ? On vit dans une ère où l’ascension publique vient très (trop ?) rapidement. Et avec la reconnaissance et la visibilité médiatique, souvent vient l’impunité morale. Mais cette ascension reste fragile. À défaut de justice, le public, le peuple garde cette peur d’en fait adorer un monstre caché, ou un mauvais dieu.


Rappelons-nous que la plus grande punition de la gloire ne serait pas le châtiment du jugement public, mais bien de tomber dans l’oubli.



*


Illustration bannière Alejandro Esteller // Image Icarus par Henri Matisse

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