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Photo du rédacteurCristina Moscini

Pourquoi les tavernes me manquent

Dernière mise à jour : 10 sept. 2023



Je me souviens très bien ce que je faisais quand j’ai appris qu’Amy Winehouse est morte. C’était un samedi, en fin de journée. Le 23 juillet 2011. Chaque samedi dans ma jeune vie, j’animais et faisais la mise en ondes de mon émission à la radio communautaire de ce qui a longtemps été, mon quartier.


J’avais pris l’habitude même bien jeune d’aller me pinter la gueule avant, au bar en face, pendant que je faisais le pacing des tounes que j’allais faire jouer dans cette émission principalement musicale d’une heure. Je trippais (et je trippe encore) sur la musique rétro. C’était ben éclectique : ça allait du jazz des années ’40, au surf et garage des années ’60, psychédélique ’70, kitsch et new wave ’80, grunge et des fois même électro ’90. Jamais grand chose après. « De la musique de monde mort », que j’aimais définir le style de mon émission. Des courants passés, rien d’actuel. À quelque exception près. Amy Winehouse.


Quand Amy Winehouse est arrivée dans le décor musical fin des années 2000, ça m’a bouleversé. Ça m’a réconcilié avec ce discours un peu téteux je l’avoue quand je disais à qui voulait l’entendre « que j’étais pas née à la bonne époque ». Certes, il y avait déjà un revival de courants rétros, dois-je vous rappeler l’électro-swing qui faisait rage dans les annonces de bières étrangères, ou les trios d’artistes costumés ridi-cools qui naissaient un peu partout, en teintant légèrement de pastels défraîchis les néons laissés par la vague LMFAO dont on voulait se départir au plus sacrant. Amy Winehouse triomphait encore, avec des accents de blues, des accents de soul qui transcendaient les époques et les genres. Et, en plus, elle aimait ça faire la fête. « Bingo ! », s’est dit mon cœur et puis mes oreilles ravies.


Trop jeune d’un poil ou deux pour avoir vécu le No future laissé par le punk et trainé dans le grunge des Gen X, sinon que pour l’avoir vu sur les grandes sœurs et les grands frères de mes amis pendant qu’on pratiquait nos chorés des Spice Girls dans le sous-sol, l’esthétique et le lifestyle d’Amy Winehouse me donnaient la permission de croire que j’avais une Janis Joplin revenue des morts pour faire mon âme se balancer. Et que c’était correct de sortir des bars, les bras en sang de verres brisés, la camisole trempée de boisson, avec des mégots de clope dans les cheveux.


Peu importe le statut stellaire de la chanteuse, on la voyait encore photographiée, tout décâlisse, couettée, le maquillage qui coule. Ça c’est de l’art, je me disais.

Et je buvais tout autant, en me disant que se décrisser faisait partie d’un processus de réflexion ou de réaction face à la société, je me peinturais de mal comme une caricature de bord de rue, je trouvais une poésie baudelairienne dans tout désoeuvrement, croyant que tout être qui se détruisait le faisait parce qu’il avait compris quelque chose de tragique dans cette existence maudite. Et ce quelque chose là était que le monde n’est pas beau, que la douleur est réelle, et à quoi ça sert de vivre. And then i go back to black, tsé.


Faque le 23 juillet 2011, un samedi, je buvais un énième pichet de draft à 9 piasses en me nourrissant exclusivement de peanuts en écales datant de 1996 (moi qui aime le retro, j’étais servie), et j’apprends qu’Amy Winehouse est morte, alors que je monte ma playlist avant d’aller faire mon émission à la radio d’en face, dans une heure. Elle était notre Kurt, même avec son célèbre cateye et beehive défraîchis, ses mélodieuses détresses transpiraient jusqu'à notre âme. 27 ans elle itou, juste pour faire.


J’ai braillé, dans la taverne, seule. Il faisait encore clair dehors, ça sentait les pastilles d’urinoir et je buvais à grandes gorgées de mon petit verre javellisé, la grosse boule que j’avais dans la gorge, à la fin d’un idéal. La fin d’une série poétique. D’une illusion. D’une souffrance.


Je sais pas si vous avez déjà braillé dans une taverne en plein jour, mais le monde vous laisse faire et c’est doux. Il y a une tristesse de damnation tendre dans les tavernes, une protection grise et de bois plaqué qui couve les petits drames de chagrin immense. Cette journée-là, j’ai été protégée. J’ai braillé à grosses larmes de la mort d’une artiste.


Et j’ai traversé la rue pour aller animer mon émission ben soûle.



 

Aux éditions L'instant même :






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