top of page
Photo du rédacteurCristina Moscini

Bouteille en break-up

Dernière mise à jour : 14 mai


J'y arrive.

Je touche presque.

Dans deux jours et demi, ce sera.

50 jours sans alcool.


Cinquante comme dans la moitié de cent.


Un objectif que je ne croyais plus possible.


Je m'étais assise dans la section des embouteillés à vie.


J'ai déjà été 13 ans sans boire. Les premières treize de ma vie. Encore là. Premières gorgées piquées des verres des grands ou carrément servies aux grands repas d’occasions, avant l'âge de dix ans. Est-ce que ça vient avec la puberté, ou avant ? Petite, j'avais hâte d'être à la table des adultes, d'avoir la tête dans le nuage de fumée de clopes qui encerclait les accoudés dans la cuisine, j'avais hâte de rire fort, moi aussi.


On m'incluait; on remplissait mon shooter d'eau, on me faisait licher le sel sur la main, mordre dans le citron, caler sans grimacer.


Rituels, cérémonies de ces empoisonnements romantisés.


Enfant, je ne pouvais pas grandir assez vite pour rejoindre ce fun, ces partys où on semblait goûter au secret de la vie. Au volume, à l'ampleur magnifique, à la débilité, aux colères grotesques, aux visages rougis comme des farces en feu, à la beauté hurlée sans retenue, des coeurs crachés sans filet.


J'ai arrêté de boire pendant cinq mois il y a cinq ans. On me félicitait pour ma bonne mine. J'avais une impression de clarté, mais sans plus. Je vivais alors en couple avec mon chum de l'époque et son enfant ado. Je menais une vie plus cartésienne, si l'on veut. J'avais une job salariée, moins de contrats ou de gigs où on se fait payer en beer tickets. On soupait à une certaine heure, on se couchait à une certaine heure. Est-ce plus facile de réguler les ambitions de son foie quand l'horaire et la routine imposent un rythme à suivre ? Ça a réussi un temps. J'ai pu, avec succès, jongler plusieurs événements qui s'enlignaient dans ces cinq mois-là : tournage d'un premier rôle de long-métrage, scénographie, répétitions et production d'un spectacle burlesque intégré à un grand festival, écriture en parallèle de spectacles à suivre, tout en jonglant avec mon neuf à cinq au bureau. Ne pas boire me rendait l'entièreté de mon pouvoir d'action. Et mon pouvoir d'action j'ai vu qu'il est grand quand il est à jeun, nourri par une fureur de réussir ce à quoi je décide de toucher. Fuellé à même cette colère autrefois engourdie par la bière, le gin et le vin. Pulsé vers l'avant, Sisyphe au bulldozer. Une urgence à accomplissements. Un besoin de reconnaissance, une anxiété à la performance, désir de signifiance ? Ce sera au psy de décider, quelques années plus tard...


Nous y voilà, cinq ans plus tard. Cinq ans où j'ai recommencé à boire assez allègrement, en y retrouvant tout le plaisir que j'avais mis de côté pendant ces cinq longs petits mois.


J'ai maintenant quitté la vingtaine pleine d'espoir pour la trentaine pleine d'anticipation. Mes mouvements sont plus calculés que mon coeur au cheval fou l'était à ce moment et alors. J'ai décidé d'arrêter de boire pour toutes les raisons.


J'ai décidé d'arrêter de boire parce que je ne tolère plus le gluten depuis plus d'un an, et mes brosses étant réduites au vin et au fort ont été plus dures, plus difficiles à surmonter, plus impactantes sur mon corps, mon moral, mon mental. J'ai arrêté de boire parce que ce débalancement était de plus en plus de l'ouvrage à gérer. Le temps de régénerescence n'est pas le même que pour les brosses à cuver dans le fond de la bus couche-tard en sortant des bars qui cartaient pas ou des partys de fond de cour à l'adolescence. J'ai arrêté de boire parce que je devenais un danger pour moi-même, pour mon travail, mes contrats. J'ai arrêté de boire parce que j'ai entrevu le manque de ressources dans lequel je me laisserais, si je me laissais tomber. J'ai arrêté de boire pour ma santé, pour vivre un jour jusqu'à l'âge vénérable de 35 ans, pour mon foie qui demandait pitié, pour la bol chez les amis dans laquelle je finissais de plus en plus par dégueuler aux soupers.

Le break-up...


M'y voilà donc, cinquante jours dedans. Ou presque. Je dois affirmer à la fois gênée et humblement résignée que de ne plus boire est la plus grande séparation amoureuse de ma vie.


Je n'ai jamais aimé quelqu'un ou une idée ou moi-même aussi fort que j'ai aimé la boisson.


Être en boisson, boire, l'ivresse. Le concept de l'alcool, son emballage, sa ritualisation, sa complicité dans nos habitudes, ses queues infinies devant les Sociétés des Alcools du Québec même en pandémie. Le fait que ce soit une drogue tellement agréablement intégrée à notre société. Mariée, serpentée dans nos esprits, tressée à nos coutumes, notre quotidien. Aux clins d'oeil d'inconnus du "vindredi", aux memes partagés normalisant le fait de se soûler hebdomadairement, comme un carnaval répété. Une danse que tout le monde a appris et pratiqué. Être dans une gang, flipper avec la barmaid et les accotés; boire, c'est la promesse de n'être jamais seul, jusqu'à un certain point.


J'ai vécu les plus grands moments de solitude quand j'étais en relation avec la boisson. Comme résignée à un partenaire imaginaire contrôlant, je la préférais à mes amis, mes amants, mon avenir, moi-même. J'aimais m'engourdir d'elle. Boire jusqu'à ce que le mal passe. "Je suis pas fâchée, je suis pas fâchée, je suis pas fâchée, suis pas 'hic' fâzhée, jesuite pâques fachée ! Je dizais quoi déjà ?" Voilà. Vos tourments oubliés. Vois-tu, Cristina, comme tu es bien dans mes bras éthyliques ? Viens ronronner dans ma sourde embrasse. Et les lendemains, tellement occupée à me concentrer à débrosser, faire le café, ouvrir l'ordi, plisser les yeux, masser les tempes, refaire le fil des événements; survivre occupait déjà toute la journée. Presque plus le temps pour l'angoisse existentielle, vingt-quatre heures, c'est si vite passé !


Mais cinquante jours - ou presque - c'est aussi me rappeler nos beaux moments. Comment on était drôles ensemble. Comment on a pu trouver le mot juste, la tournure, la blagounette pour faire rire les copains, le public, TADAM !, qu'on déclamait avec panache. Arriver ensemble dans un party, bon dieu qu'on savait mettre l'ambiance ! Duo de saltimbanques, toi et moi...


Quand on était séparés, mais en devoir de prestation publique, où je devais être "à frette" (de la simple conversation obligée au full on spectacle), on me demandait si j'allais bien, si j'étais fatiguée. J'étais simplement sobre. Pas à "on". C'était décevant parfois. Je décevais quand je n'étais pas animée, même si animée, pour moi voulais dore arriver déjà éméchée.


Sinon je restais plantée là comme un clown de rodéo où on aurait oublié d'insérer les trente-sous dans la fente. Où comme s'être déplacé à Marineland et pis que finalement le fameux béluga tourne pas de vrilles, de ballons, de cerceaux comme dans l'annonce.


Pas boire, c'était décevoir.


Je repense, aux trips à trois qu'on a fait ensemble. On s'entend, il s'agissait bien de moi, seule avec un amant, mais tu étais toujours là, boisson, à guider mon comportement, mes mouvements. Pour me fermer les yeux sur les drapeaux rouges, de notre différence d'âge, du fait que nous nous connaissions encore trop peu, de sa situation maritale, de son oeil de vitre, sa jambe de bois, son perroquet vissé sur l’épaule. Quelle importance. Des meilleurs, j'en garde que peu de souvenirs. Du reste, peu de souvenirs également. Brouillard érotique, boisson figurante récurrente de ma sexualité.


C'est toi l'alcool, qui a tout pris, mes mémoires d'étreintes, tu as repris mes amours comme la mer reprend ses vagues à même le rivage.


Mais je t'aimais. Je pensais que tu m'aimais aussi. Après tout ce temps. Faudra t'il que je réapprenne à aimer ? L'action de, le sentiment de, l'amour de soi. C'est dur. Je t'aimerais parfois ici, à côté justement, pour exprimer comment c'est que d'être sans toi. Quel torrent ton départ me cause. Mais mes amis sont là. Pareil que pour une rupture. Ils prennent pour moi. Ils ont choisi moi du break-up, ils ne veulent même pas entendre ta version.


Cinquante jours, et puis cent jours ce sera.

Et puis, des et puis.


Calvaire, le coeur en miettes. Le foie en extase de revivre, le corps se repulpe de mieux, le visage se désériclapointise. Et pourtant, ce trou que tu laisses vacant de l'accoutumance.


J'ai peur de qui ou ce qui le comblera.


Apprendre la force rend fragile. Est-ce que ces ailes clippées trop près réapprandront à voler au beau fixe ? Peut-être que c'est le demain de demain qui le dira...



 

Pour l'entrevue à l'émission Québec, Réveille sur les ondes de CKIA :













Posts récents

Voir tout
Post: Blog2_Post
bottom of page