La représentation compte, en télévision. Et c’est vrai parce que dans ses effets, on tend à répéter ou à mieux intégrer, en tant que spectateur, ce qu’on voit à l’écran. Tant valide, pour qu’on y illustre enfin toutes les communautés marginalisées, et aussi vrai parce que ce qu’on y voit devient normalisé dans nos mœurs. En gros, ‘si ça s’passe dans’ tévé, c’est que c’est correct’. Si l’aspect anthropologique de vouloir imiter Popa dans la Petite Vie ou vouloir acheter une Butterfinger™️ comme Bart Simpson est un vaste sujet qu’on réservera une autre fois, concentrons-nous aujourd’hui sur la normalisation du boire à la télévision.
Des Recettes Pompettes et concepts du genre utilisés en promo d’artistes aux jeux de boisson multiples sur les talk shows américains des dernières dix années, on retient que boire c’est le fun, et que non seulement ce n’est pas embarrassant de se désinhiber en public, et même en ondes; c’est même attachant. Qu’on s’imagine une Meryl Streep (ou une Anne Dorval, pour nous Québécois) par exemple, chaudaille et chercher ses mots entre deux breaks commerciaux, on est devenu à trouver ça drôle, coquasse, puis anodin. Un trend qui s’est installé sans faire de remous. Un retors télévisuel pour humaniser des personnalités. « Orgar’ Sylvie ! Sont soûls raides comme nous autres ! » Mais au-delà du ‘stars, they’re just like us’, on s’autorise à banaliser l’intoxication publique (aussi plaisante que l’intoxication privée, j’ai faite les deux), mais sur les heures de travail. Et, presque toujours, sans conséquence.
Au tournant de la nouvelle année la semaine dernière, les animateurs Andy Cohen et Anderson Cooper (deux figures très connues aux ÉUA) faisaient une émission en direct à l’extérieur pendant laquelle Andy s’est mis chaud comme un cochon, au grand malaise de son comparse qui essayait, bien maladroitement, de le ramener sur le chemin. Le Andy part sur des dithyrambes en zozotant, en hurlant, en se versant lui-même des verres de fort devant la caméra, avec l’adresse et la classe d’un frosté interviewé à la sortie d’un rave dans les vox-pop du monde de Varennes-Sud en 2001 (genre). Une émission vue par des millions de téléspectateurs, d’internautes, qui, certes regardent un programme assez léger de nouvelle année, de célébration, mais crisse, accepterions-nous les services d’une personne soûle dans toute autre sphère de travail ? Votre boucher ? Votre vétérinaire ? Votre agent de bord ? Votre prof ? Votre gynécologue ? Le lustre du showbiz et le dos large de la pandémie et-de-ces-temps-incertains permettent ce genre de comportement imputable, mais auquel on intervient encore trop peu, ou si ce n’est d’intervenir, on se garde de se questionner rien qu’un peu.
Pour Andy Cohen, un tweet d’excuse de sa part le lendemain dans lequel il dit qu’il a été « over-served », alors qu’il se servait lui-même – en tant qu’alcoolique gravissant les roches salissantes de la rédemption, je grogne à chaque fois que j’entends un ivrogne se dédouaner de ses actes – et puis quelques ouï-dires comme quoi il serait possible qu’il perde dorénavant ce contrat de nouvelle année en direct. S’en est suivi quelques blagounettes dans les monologues d’ouverture de la liguée des confrères animateurs de talk shows de fin de soirée, puis basta, on passe au prochain appel. Après tout, la Terre est en feu, y a bien d’autres chats à fouetter, d’autres tequilas à chaser.
Mais je ne peux m’empêcher d’y voir là une occasion manquée d’ouvrir la discussion sur la présence de l’alcool au travail et à quel point on ne prend pas la consommation au sérieux. Encore exemple des talk shows américains, puisque leur influence amène leurs émanations jusque chez nous, que ce soit James Corden ou Jimmy Fallon, les verres à shooter sont devenus une coutume pour faire parler leurs invités, et il n’est plus rare de voir un animateur déparler. Est-ce signe que les temps changent ? Dans les années ’70, aux Etats-Unis il y avait l’animateur de Family Feud et au Québec on avait les Tannants. Dans les deux cas, les animateurs avaient l’habitude d’embrasser les concurrentes féminines sur la bouche. (C’est vrai, vous irez googler.) Personne ne s’en offusquait, c’était comme, juste la chose à faire. Le parallèle étant, pourquoi ces comportements sont acceptés sur un plateau alors qu’ils détonnent autant du civisme quotidien ?
Boire au travail comme dans Mad Men, basé sur une époque ou la carafe de brandy était offerte aux clients avec qui on était en business. L’époque où on déjeûnait au bacon, qu’on dînait au steak, qu’on soupait aux cigarettes et qu’on mourait du cœur à l’âge vénérable de 40 ans. Boire à la job était du ressort de des ceusses dans des bureaux, versus la bière à la shop, elle, qui viendrait seulement après le shift, pour les ouvriers. Le fort au bureau serait donc une affaire de cols blancs, de big shots qui peuvent se le permettre. Tipsy-o facto : être soûl au travail, c’est un luxe très clawsse !
Boire à la télé est devenu un concours de candeur. On ne s’excuse plus des débordements, et quand ils arrivent, on s’exclut du problème en blâmant toutes circonstances extérieures, sans jamais nommer l’alcoolisme.
Et là je sais, je sens que ça sonne discours de mémère sévère, mais je parle douloureusement en connaissance de cause, avec plus de vingt ans d’alcoolisme « fonctionnel » sous la cravate, j’ai, plus souvent qu’autrement, bu sur mes lieux de travail, et ce dès l’adolescence dans mes jobines d’étudiante, jusqu’à l’âge adulte où je devins travailleure autonome (plus difficile de se faire pincer par le boss quand on travaille pour soi). Quand on se fait avertir de notre état d’ébriété au travail, on bénéficie de beaucoup de compréhension, à ma surprise. Que j’aie travaillé dans des restaurants, un bureau, des bars, que j’aie performé sur scène en boisson, on m’a souvent pardonné bien rapidement. Et, bien que j’aie profité de ces largesses dans le passé, je ne suis pas certaine que je ferais de même, si une personne que j’ai engagée me faisait ce coup-là. Sans tomber dans le mélodrame d’après-midi, se soûler au travail semble un appel à l’aide, un syndrome d’une détresse ou d’un mal de vivre, ou plus simplement formulé : un signe qu’on n’est pas bien là où on est. Et cela devrait être traité avec beaucoup plus de sérieux, beaucoup plus d’attention, qu’un segment commercial, pour annoncer du jus d’orange… à mélanger avec notre vodka sponsorisée.
À noter peut-être, la prochaine fois la dame météo dégueulera son Bloody Caesar avant midi.
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Lecture reliée : L'alcoolisme à la télé (en anglais) https://amp.theatlantic.com/amp/article/254750/