- T’ennuies-tu de te soûler ?
- Non…
- T’ennuies-tu de l’illusion d’échapper, par l’ébriété ?
- Peut-être.
Se soûler, les alcooliques repentis vous le diront tous, c’est vivre à crédit. Ainsi, partir sur une balloune vous coûtera cher, même si au départ, ça semble une aubaine incroyable, un voyage vers l’insouciance, une dégringolade sans remonte-pente.
Je ne m’ennuie pas de me soûler car à la longue et avec les années, je trouvais ça incroyablement long et incroyablement cher, de plus en plus, de me rendre enfin à mon point de saturation, ma satiété, toujours de plus en plus loin, de plus en plus tard, et le chemin du retour, de plus en plus lent, de plus en plus pénible.
On nous reconnaît facilement au comptoir, c’est nous qui avons deux drinks en même temps, ceux qui commandent des doubles, qui arrivent déjà chauds à des beuveries, qui ont un deuxième tiroir, une bouteille cachée quelque part, une flasque en tout lieu : c’est la porte de sortie, de secours, la fuite par l’échappement, le bouton Escape.
Ce bouton Escape, c’était mon réflexe de recourir à l’alcool pour éviter tout moment d’inconfort dans une vie qui n’était que le reflet de mes pauvres décisions, mes rendez-vous manqués avec le destin, mon manque de chance à la loterie du sort, mon jour à jour comme une tuile de béton arrosée de vomi de bile. Avec ou sans mottons.
À chaque fois que je sentais les griffes de la réalité me rattraper par un flanc, je prenais de l’avance, et je buvais. Vous m’aurez pas à jeun ! Et, en effet, on ne m’a pas eue à jeun, pendant bien longtemps. Sur le coup, la souffrance se souffre de façon moins souffrante, une fois amortie à coup de copieuses gorgées, j’en conviens. Mais je peux d’expérience maintenant témoigner que c’est là par le passé, où j’ai signé des chèques avec mon gosier que mon foie pouvait pas encaisser.
Et les dommages ne sont pas seulement ceux physiques, le gel momentané des problèmes, quand on lâche toute un beau mercredi pour partir sur la brosse au bar du coin avec tout l’argent qu’on a ou qu’on peut se faire fronter’, à sniffer tout même des cendriers, ça revient après comme une fraîchiée de pendule, une fois tous les démons expiés.
Nous voilà plus pauvres, plus malades, plus misérables, affaiblis par l’enfilade des substances, l’absence de sommeil, les tâches remises à plus tard, les obligations négligées, avec la honte sur le dessus pour nous gratiner.
Alors, non.
Quand on me demande si je m’ennuie de me soûler, je dis non, et j’essaie de penser à ça.
Et le bouton Escape, une fois qu’on devient sobre, est-ce qu’il y en a un ?
Y se développe comme une espèce de courage, un courage qui existait pas avant, ou qu’on n’a jamais développé, qui fait qu’on se sent le guts de regarder le pire de nous-même en pleine gueule mauve, et d’avancer, au lieu de détaler au clinquant son des quarante onces vides qu’on a calé.
Au lieu d’échapper, on devient expert en extraction de points noirs, les points noirs étant nous autres, nos failles, nos lacunes, nos petites cachettes sales de l’esprit, nos raccourcis, nos triches. Comme d'un farfadet malcommode, on reconnaît mieux nos fourberies de dépendant, nos mensonges par omission, on se regarde sans filtre et on apprend à se trouver de moins en moins laid, et de plus en plus fiable.
Retrouver la confiance en soi, ne plus se laisser tomber, et tenir les promesses que l’on se fait, c’est d’appuyer sur Enter avec la confiance du prochain chapitre, de la prochaine page qui s’en vient dans notre vie, au lieu de fiévreusement toujours chercher, des moyens pour s’échapper et s’empêcher d’avancer.
J’essaie de penser à ça, temps en temps, au lieu de penser à me soûler. Pis à date, ça va.